Dans les tiroirs : Horizons
Certains le savent, à l'occasion je me pique d'écriture romanesque pour le plaisir. C'est l'occasion de tester des idées, des ambiances, et n'écrire que "pour moi" sans contrainte de rendu (date, volume) ou de contenu, ou de style d'ailleurs !
Dans le cas d'Esteren, j'avais ébauché un plan d'ouvrage qui me plaisait bien, mais il n'y a que 24h dans une journée, et les semaines sont elles-mêmes bien remplies. Cette histoire devait mettre en scène des protagonistes qui, entretemps sont devenus pour certains des figures de l'univers s'exprimant dans des encarts narratifs. J'ignore si je trouverai le temps (l'énergie surtout !) de poursuivre la rédaction, mais j'ai pensé que ce texte pouvait donner une idée de ce qui se déroule dans les coulisses et les chemins parfois tortueux de la création.
(Et un essai perso de carte de varigaux en prime ^^)
Partie 1 : Racines
01 – Une saison hostile
La ligne d’horizon était incertaine, comme effacée entre des nuages bas et la neige qui recouvrait forêt et montagne, et malgré tous ses efforts pour l’atteindre du regard, elle ne voyait rien de mieux que des ombres grises et fugitives qu’elle avait peut-être même imaginées. Pour être sûre, il lui faudrait aller sur place, mais cela impliquait de quitter la relative sécurité de la tour de guet de son village.Seule, elle se tenait debout à observer et chercher depuis le petit matin. À force de rester presque immobile, elle s’engourdissait, et entreprit de bouger un peu pour se réchauffer. L’hiver était long, mais les Anciens, comme Grand-mère Macha, disaient que c’était bien pire par le passé. On disait qu’auparavant des gens étaient morts de froid à l’intérieur de leurs maisons, endormis pour toujours dans l’âtre éteint, faute d’avoir préparé suffisamment de réserves de bois sec. Des clans entiers s’étaient réfugiés dans des cités troglodytes, à la recherche d’un abri contre les intempéries. On prétendait que certains étaient devenus des sortes de bêtes sauvages arriérées vénérant des esprits impitoyables qui exigeaient des sacrifices cruels pour continuer de veiller sur eux.
Pas de fumée s’élevant, ni de route où circuleraient marchands ou chevaliers. Il n’y avait pratiquement pas âme qui vive à un jour de marche à la ronde. Le village de Didean avait été fondé par une communauté qui avait fui le royaume de Gwidre pour échapper aux persécutions qui frappaient les tenants de l’ancienne religion. Leurs ancêtres s’étaient délibérément installés dans ce val de moyenne montagne encaissé, coupé du monde et devenu leur refuge. Cela datait du temps des parents de Grand-mère Macha. Depuis, ils avaient toujours défendus âprement leurs traditions et leurs valeurs. Ils parlaient un dialecte des Mòr Roimh, les hautes montagnes dont ils étaient originaires mais d’où ils avaient été chassés par les tenants d’une croyance qui n’était mentionnée ici qu’en crachant au sol son mépris. Seule une minorité avait fait l’effort d’apprendre sérieusement la langue commune de la péninsule, le tri-kazélien, les autres baragouinaient.
Pourquoi d’ailleurs prendre cette peine ? Ethne s’appuyait sur les rebords des fenêtres de la tour de guet, posant sa tête sur ses avant-bras, prise d’un élan de mélancolique. Elle avait appris, avec entrain, mais jamais elle n’avait pu aller plus loin que les bords du val… et les étrangers ici étaient si rares… Scaìl, le demorthèn, leur guide spirituel, avait quelques amis ailleurs, ses semblables. Parfois un varigal, guide et messager assurant la liaison entre les communautés de Tri-Kazel, s’hasardait dans les environs, empruntant un raccourci pour joindre des villages et cités qui, tous, étaient plus importants que Didean.
L’arrivée d’un varigal était un événement heureux, la seule occasion d’avoir des nouvelles d’ailleurs. Le dernier à être venu s’appelait Jarn le balafré, Ethne s’en rappelait bien. Il avait une apprentie, une jeune fille rousse avec une longue écharpe bleue du nom d’Yldiane. Prenant conscience que des gens qui avaient à peu près son âge pouvaient être pris comme apprenti-varigal, elle avait, en vain, demandé à partir avec eux. Jarn avait refusé. Les siens ne prennent qu’un élève à la fois disait-il. Mais ce n’était pas la seule raison : il avait vu les regards sombres que les hommes de Didean lui avaient lancé. Il devait savoir que le village ne laissait pas partir ses enfants, pas sans une contrepartie qui compensait cette perte.
« Ethne, tu as fini ton tour de garde, tu devrais rentrer te réchauffer un peu avant de repartir ! » lui lança Cilian, son cousin et son fiancé. Elle réprima un soupir pour ne pas laisser voir que cela lui était bien égal, et se força à lui rendre un sourire.
Baere, son amie d’enfance aux belles et longues nattes auburn, lui avait dit plusieurs fois à quel point elle avait de la chance : jamais Cilian ne porterait la main sur elle, il était d’un bon naturel et avait même le béguin pour elle. Ethne n’avait pas peur des coups, surtout ceux de Cilian : elle était meilleure que lui à la course, à la lance, au couteau, et même aux poings. Quand elle pensait à lui, elle se sentait surtout résignée et ennuyée. La pauvre Baere quant à elle avait été mariée au guerrier Calvagh, valeureux et redoutable, un colosse invaincu, mais aussi un tyran domestique qui terrifiait sa jeune épouse quand il ne la brutalisait pas. La communauté était trop étroite, le sang aurait risqué de s’affaiblir si les unions n’étaient pas mûrement réfléchies par le conseil du village. D’après ce qu’elle avait entendu à demi-mot des varigaux, les mœurs ailleurs étaient très différentes… mais tout ce qui avait lieu au-delà de l’horizon du val appartenait à un autre monde.
Cilian monta l’échelle jusqu’au poste d’observation. Il avait conscience que sa fiancée ne partageait pas son enthousiasme à l’idée de leurs noces au début de l’été. Ce n’était pas grave, il était d’un naturel patient. Jamais il ne se plaignait que l’hiver était trop long. Jamais il ne pestait contre les longues heures monotones et répétitives. Il appréciait le calme, les tâches minutieuses, excellant à travailler le cuir, au point que nombre de villageois venaient le voir pour commander contre troc, tel une sacoche, tel un gilet, pour eux-mêmes ou pour offrir. Le conseil du village lui avait octroyé des privilèges à la mesure de leur communauté : tous les grands travaux collectifs, dans les champs ou pour la réfection des toits de chaume lui étaient épargnés.
« Ton frère a préparé le paquetage de vivres pour Scaìl. »
Depuis que sa mère Quara était morte de maladie, l’hiver dernier, en même temps que plusieurs bêtes et villageois, l’ambiance sous le toit familial était morne. La cheminée n’avait pas bougé, les instruments et outils étaient tous à leur place habituelle, et pourtant tout avait changé. La maison était devenue une coquille vide qui s’obstinait à donner une illusion de vie par la force des habitudes maintenues.
Ethne hocha la tête. Une de ses tâches consistait à ravitailler le demorthèn Scaìl qui logeait près du sanctuaire de l’esprit sauvage qui veillait sur le val.
« Ne t’inquiète pas, ils reviendront bientôt. »
Son père et son oncle étaient partis voilà une dizaine de jours pour Helefrt, un des plus proches villages pour y reprendre Heulwen, la sœur d’Ethne qui s’était mariée là-bas. Apparemment elle n’avait pu s’adapter à son nouveau foyer. La belle-famille avait accepté le départ de la jeune femme, alors même qu’elle était enceinte, à condition que soit payé un dédommagement. C’était en quelque sorte un juste retour des choses : le conseil de Didean avait réclamé un paiement important en céréales et métal pour la laisser partir, et elle abandonnait son mari pour revenir.
Pourquoi s’obstiner à la chercher en plein hiver ? La réponse tenait à l’enfant : s’ils avaient attendu le printemps, il aurait appartenu à Helefrt, son lieu de naissance et où résidait son père. Didean retrouvait sa fille prodigue et gagnait un peu de sang frais. Mais cela revenait à faire courir des risques importants à tous les voyageurs. Pour gagner un nouveau-né, on jouait avec la vie de trois personnes.
Ethne avait été sur le point de partir quand Cilian précisa : « Je vais les guetter, nous irons à leur rencontre même si tu n’es pas là. ». Il se donnait de la peine ; cela ne faisait que la culpabiliser. Elle n’était qu’une ingrate de ne pas se montrer à la hauteur de ce que les siens faisaient pour elle.
« Merci. » émit-elle avec un mince sourire.
Descendant prestement l’échelle de bois légèrement couvert de givre, Ethne ne prêta aucune attention à la laide neige grise, à demi-fondue des sentiers du village, tout le contraire de la beauté immaculée de celle qui recouvrait les terres sauvages. Les hautes palissades entourant le Deidean empêchaient de voir au-dehors. Elles étaient une protection contre les nombreux périls de la forêt et des ombres, mais elles bornaient aussi l’horizon durant les premières années de la vie. Il était interdit aux enfants, par mesure de sécurité, de jamais sortir sans adultes armés pour veiller sur eux. À l’intérieur de l’enceinte, les habitations semblaient disposées au hasard, imposant des déplacements sinueux. Les bâtiments de bois étaient munis d’épais toits de chaume très pentus arrivant presque au niveau du sol. Point de fenêtres, tout juste des soupiraux pour laisser filtrer la lumière dans la pénombre de l’intérieur. Autour se trouvaient de petits jardins, des ateliers sous des abris, des porcheries et des poulaillers.
Ethne marchait en songeant à quel point son foyer était triste en cette saison. Le bois des maisons paraissait d’un brun sombre, le sol était soit gelé, soit boueux, et le ciel généralement couvert, n’offrait que quelques heures d’un jour pâle. Cela avait beau peser sur le moral, les enfants riaient et criaient avec conviction autour de la demeure de la dàmàthair. Rhozin et Rodrid son époux partageaient la même fonction au sein de la communauté. Ils avaient la charge de s’occuper des plus jeunes durant la journée pour permettre aux parents de travailler à l’extérieur ou d’effectuer des gardes. Le couple avait le devoir d’assurer l’instruction, de veiller sur la santé et la sécurité. Tous deux s’entraînaient régulièrement au combat et étaient d’un niveau tout à fait honorable par rapport aux standards de Deidean. Leur demeure était la seule place forte du village. En cas d’assaut, la dàmàthair devait protéger coûte que coûte la jeune génération. Par le temps passé avec la dàmàthair il était courant que les enfants lui soient autant sinon plus attachés qu’à leurs propres parents. L’enfance était chérie. Ethne approuvait ces efforts et cette organisation comme une évidence. La plupart des souvenirs de ses jeunes années étaient heureux. Courses, cache-cache, contes effrayants ou romantiques, leçons, jeux d’adresse, rudiments de maniement des armes… tout cela avec un profond sentiment d’appartenance. Avoir une place, être aimé, savoir qui l’on est, avoir tout ce dont on a besoin sans avoir besoin de se poser de questions. Il n’y avait jamais eu à cette époque de place pour le doute.
Près de la demeure de la dàmàthair se trouvait une petite place dominée par un hêtre vénérable qui figurait l’Arbre de Vie dans les prières de la communauté. L’ansailéir, chef du village, habitait là aussi. Loeiza, barde bossue, en sortait. Ethne s’approcha : « Alors ? » demanda-t-elle simplement. L’état de santé d’Abhainn était connu de tous. Le vieux dirigeant s’affaiblissait de jour en jour. Certains pensaient qu’il ne passerait pas l’hiver, d’autres étaient d’avis qu’un homme aussi robuste que lui pouvait décliner encore pendant plusieurs mois voire un ou deux ans.
« Rien de différent, ni en bien ni en mal. Il reste d’un stoïcisme rare face à la douleur. Un modèle pour nous tous, une leçon pour les petits enfants. Je dirais même qu’il en devient un réconfort pour les vieillards et les infirmes qui voient qu’il y a parfois pire que ce qu’ils vivent en permanence… Plus intéressant : il a accepté que cette brute de Calvagh soit désormais présent durant les réunions du conseil du village. Cela nous pendait au nez : il va devenir officiellement son successeur, mais je ne t’ai rien dit, hein ? »
Par son passé et les épreuves qu’elle avait traversé, Loeiza estimait être légitime à pester, se moquer et écraser ses victimes de sarcasmes. Elle n’épargnait pas nécessairement Ethne, mais celle-ci supportait assez bien les piques sans s’emporter, de sorte que la barde bossue avait fini par apprécier à sa façon la jeune fille. Elle lui reprochait souvent d’être incapable de mentir correctement. En lui avouant une information qui n’était pas encore connue, Loeiza espérait qu’elle serait capable de la dissimulée :
« Moi ? J’aurais entendu quelque chose d’importance de la barde ? Mais voyons, nous n’avons parlé que du seul sujet qui intéresse la communauté : l’hiver qui s’attarde ! » fit Ethne en cabotinant avec un grand sourire. Moue mi-figue mi-raisin, la barde n’en rebondit pas moins :
« Ah ça oui, il a décidé de s’accrocher cette année ! À croire qu’il refuse de partir sans avoir emporté la moitié des nôtres, mais il faudra se donner plus de peine pour prendre ma carcasse tordue !
- Vivement le retour du printemps !
- Chaque année tout paraît mort, et chaque année on désespère de revoir les fleurs et la chaleur… Pourtant elles reviennent toujours. Même les pires crises ont un terme. Tâchons de faire parti des survivants pour prospérer durant l’été ! »
Son ton était soudain empreint d’une douceur douloureuse. La barde Loeiza s’y connaissait en matière de survie. Elle était l’incarnation même de la rage de vivre et de la détermination sans faille qui permettent de surmonter les obstacles qui paraissent insurmontables. Savoir qu’elle n’avait été épargnée malgré son infirmité que pour son intelligence l’avait profondément marqué. Les enfants affligés d’un handicap étaient éliminés de la communauté au plus tard à cinq ans, à la fin du premier des trois cercles d’âges constituant la minorité. Le demorthèn Scaìl, chef spirituel, allait les offrir à ce titre, aux esprits de la nature. Il fallait constamment œuvrer pour maintenir l’équilibre et s’inspirer en cela du monde sauvage. Les bêtes gravement malades et infirmes mourraient très vite, ainsi devait-ils en être des humains. Loeiza à l’âge de cinq ans connaissait de nombreux mythes et jouait déjà remarquablement de la flûte. Le conseil du village s’était réuni et avait fini par s’accorder sur le fait que son talent compensait son handicap. Elle valait la peine qu’on la laisse grandir. Mais l’enfant qu’elle était également consciente de ce qu’elle devait se maintenir à niveau, sous peine de connaître un jour un tragique accident en forêt. Ce n’était que lorsqu’elle était devenue barde à part entière de Didean et avait pris la succession de son mentor qu’elle avait commencé à se sentir en sécurité. Malgré cela le demorthèn Scaìl s’était opposé à ce qu’elle mariât, au prétexte que le fruit de ses entrailles fût immanquablement affligé de multiples tares et qu’on ne pouvait infliger à aucun homme de n’être père que d’avortons qui ne pourraient vivre… Elle avait malgré tout fini par trouver un compagnon, qui était tantôt bûcheron, chasseur ou charpentier. L’homme était veuf , donc libre de ses unions, et passait plus de temps dans les bois que chez lui, mais Loeiza s’en accommoda, en parti pour le plaisir de la revanche que cela représentait pour elle. En partie parce qu’elle avait désormais un véritable foyer.
Ethne connaissait toute l’histoire.
Tout le monde savait tout de chacun.
« Tu ne devrais pas trop tarder. Non que je m’inquiète de ce que ce grincheux de Scaìl ait son repas, mais il risque de neiger, il vaudrait mieux que tu sois revenue à ce moment-là. »
Répondant seulement par un sourire, Ethne partit chez elle, au domicile qu’elle partageait avec son père et sa fratrie non mariée. Sa future maison serait bâtie à l’occasion de son mariage, par tout le village réuni, célébrant et accueillant le nouveau couple dans la communauté et lui souhaitant d’avoir de nombreux enfants. Sa maison actuelle allait nécessiter des travaux à la belle saison. Le jour était terne et gris, mais en contraste avec l’intérieur, il paraissait d’une vive clarté.
L’ensemble était typique, bâti selon un plan rectangulaire. L’entrée était un peu en retrait par rapport aux bords du toit pentu couvert de chaume, de sorte qu’il était possible de s’abriter des intempéries sous cette espèce de porche. Elle ouvrit et referma très vite pour que la chaleur ne se répande pas au dehors. Dans la petite entrée elle ôta ses bottes pour ne pas ramener de boue à l’intérieur. La première chose qui frappait, en même temps que la pénombre, était l’odeur de fumée. Ethne se dirigea au jugé vers le foyer qui n’était animé que doucement et éclairait d’une lumière jaune-orangé tout ce qui lui faisait face, tandis que le reste paraissait noir, et parfois l’était du fait de l’accumulation de suie dans les intérieurs. Elle avançait sans bruit sur le parquet qui les isolait du froid du sol gelé, passant à côté de l’échelle qui lui permettait la nuit de grimper jusqu’à la soupente minuscule qui lui servait d’espace personnel.
« Tout est prêt. » dit son jeune frère Gevren jaillissant d’un recoin près de la cuisine. Dernier-né, il s’était beaucoup impliqué dans l’entretien de la maison depuis la mort de leur mère et il était devenu le préféré de leur père. Ethne l’acceptait. Comment ne pas aimer cet adolescent dévoué, endurant et sensible ?
Prenant le sac bien rempli, elle eut un signe de tête appréciateur à l’égard de Gevren mais se contenta de quelques mots sans grand rapport : « Je récupère mes armes et j’y vais. Cilian a repris la garde, il vous dira quand notre père reviendra. » Pendant qu’elle parlait, elle ajustait son carquois, son arc, et le paquet, s’assura que le manteau était correctement fermé, que rien ne risquait de s’accrocher et la gêner pendant l’ascension. Elle s’aiderait de sa lance au besoin comme bâton de marche et avait toujours une dague à la ceinture. Cette habitude n’était pas spécifique au village de Didean : en dehors de quelques personnes qui ont eu la chance de grandir dans un milieu privilégié, tout le monde fait de même. Enfin, elle remit ses bottes, ajusta soigneusement les sangles pour qu’elles tiennent bien aux pieds et que la neige ne puisse s’infiltrer dans ses vêtements.
Difficile d’estimer l’heure avec le ciel couvert, mais elle avait l’impression de s’être déjà trop attardée, avec Cilian puis Loeiza, et elle se dépêcha de rejoindra la lourde porte en bois qui fermait l’accès au village. En cette saison elle restait fermée le plus clair du temps. Des palissades de bois seules n’auraient pas suffi pour défendre la communauté contre les menaces qui pouvaient s’abattre sur elle. En dépit de la charge de travail considérable que cela représentait pour une population si réduite, une base de mur de pierres de deux mètres de haut avait été édifiée, et par-dessus se trouvait un chemin de ronde protégé par des palissades en bois. Le portail était couvert par une construction couverte d’où on dominait l’entrée. La vue était moins bonne que sur la tour de guet, mais on y était mieux protégé du froid.
Ne perdant pas plus de temps à discuter avec ceux qui étaient chargés de surveiller l’entrée, et s’élança au-dehors d’une vive foulée sur la neige immaculée et crissante.
Le village avait été édifié sur un site facile à défendre, à deux pas d’une rivière poissonneuse qui était alimentée par plusieurs ruisseaux, traversait le val, alimentait un lac aux abords marécageux, tandis que l’eau disparaissait sous terre pour rejaillir peut-être ailleurs, dans la Forêt des soupirs, bien plus loin. Il n’y avait pratiquement pas de chemins ou de ponts dans les environs. On traversait les cours d’eau aux gués, en essayant de ne pas tomber dans l’eau froide.
Ethne se laissait presque glisser le long d’une petite pente qui la menait à un passage aménagé. De gros rochers avaient été taillés pour avoir un sommet aplani et avaient été ajustés approximativement de façon à pouvoir passer de l’un à l’autre. Quelques planches sommairement travaillées avaient été posées dessus et tenues ensemble par des cordes. Le tout était accroché à des piquets plantés de part et d’autres. Les intempéries étaient si réguliers, entre les pluies, la neige, les crues, que personne au village ne tenait à se donner trop de mal pour un ouvrage en bois qui ne durerait que quelques mois. On avait pourtant jugé bon d’essayer de mettre à profit les pierres du gué, mais cela n’avait pas convaincu les habitants d’aller plus loin dans leurs efforts.
C’est pourquoi Ethne se retrouvait aujourd’hui à examiner l’état du pont du gué, couvert de neige, et s’interrogeant sur sa solidité. Il était prévu pour tenir en principe jusqu’aux crues printanières, mais l’hiver avait été long déjà et le matériau peu soigné pouvait être prématurément usé. Elle prit le temps de bien repérer depuis la rive les rochers en soutien, qu’elle ne pourrait voir en étant sur les planches. Son idée était de franchir la distance par de grandes enjambées, comme si elle passait le gué sur les pierres, sans tenir compte du pont. Ce n’était pas difficile, et elle connaissait bien les lieux. Toute son enfance cependant on n’avait cessé de lui dire que les imprudents ne vivent pas vieux et qu’ils méritent leur sort. La prudence et le respect du savoir issu de la tradition étaient si étroitement associés au bon sens qu’ils en devenaient des synonymes de l’intelligence.
Ayant franchi le premier obstacle, Ethne prit un peu d’élan pour prendre un raccourci, grimper une bute et contempler le chemin qu’il restait à parcourir. Elle allait s’engager sous les frondaisons uniformément blanches. Si elle avançait sans se retourner, elle pouvait croire qu’elle était loin de toute présence humaine. Les derniers champs et prés étaient dissimulés par l’épais couvert blanc, de sorte qu’ils pouvaient évoquer des prairies sauvages où cerfs, caernides, aurochs et calyres paissaient librement.
Cette saison était difficile pour les humains comme pour les bêtes. Les plus faibles mouraient. Ceux qui survivaient étaient les meilleurs dans leur nature : des loups en meute, des hardes de puissants sangliers, de subtils lynx, de rusés renards et de discrets lapins. Pour trouver sa place dans le monde, il fallait savoir s’inspirer d’eux. Le demorthèn Scaìl ne cessait de le dire, c’était un de ses discours favoris.
Soufflant et reniflant avant d’essuyer la goutte qui perlait au bout de son nez, Ethne poursuivait résolument son ascension, tâchant de faire abstraction du poids de son paquetage. Stoïque, elle restait concentrée sur le chemin. Même en le connaissant bien, elle aurait tôt fait de trébucher sur une branche tombée avant les chutes de neige, ou bien de croire que le sentier était plus large ou commode qu’il n’était. Cela ne l’empêchait pas de tenter de prendre les raccourcis, en dégageant des racines noueuses qu’elle connaissait pour être faciles à escalader, offrant de nombreuses prises et lui épargnant un détour trop long pour son humeur du jour. Son pantalon était devenu humide aux genoux à force, et elle avait dû caler sa lance dans le dos, en l’accrochant de manière à ce qu’elle ne bouge pas trop.
Vraiment Scaìl, tout guide spirituel qu’il fût, aurait pu s’installer ailleurs, il était inutile d’habiter si près de la grotte sacrée du grand esprit du val ! Nourrissant des pensées blasphématrices, Ethne se demandait même si le vieux demorthèn était vraiment d’une compagnie agréable pour un être spirituel. Même eux devaient se rendre compte qu’il n’était pas drôle, pour ne pas dire qu’il était un mystique plutôt grincheux capable de violentes sautes d’humeur.
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