De la démarche du placement de créature dans une histoire
Concevoir le Bestiaire a été pour pour l'occasion de m'interroger sur la manière dont je m'y prenais pour décider si telle créature était du genre à servir pour un canevas ou plutôt pour un scénario. Quelles règles implicites avais-je tendance à appliquer ?
L'émotion comme enjeu
En examinant les canevas, je distingue surtout deux principaux axes qui ont en commun de viser l'émotion au niveau métajeu : suspense, peur, tension, adrénaline... cela tourne toujours un peu autour de la même notion. J'aurais tendance à dire qu'une bonne créature de canevas fait peur et suscite un danger direct ou une émotion plus diffuse, de l'angoisse.
Susciter l’action
« La disparition » propose en option d’être confronté à des chauves-souris feondes, manière d’augmenter le danger par un combat (cf. Livre 2 – Voyages, p. 76 ; 187). Dans cette histoire, l’intervention des monstres est là comme un élément visant simplement à mobiliser les joueurs avec une menace qui surgit "un peu" de nulle part (= sans explication particulière liée à l'intrigue). On est donc assez proche d’une optique classique : exploration, combat, découverte. Ce schéma est utile pour une équipe qui a besoin de se défouler ou de sortir de sa torpeur. ... Dans ce cas, on utiliserait un peu le bestiaire en feuilletant : "bon, qu'est-ce que je pourrais utiliser pour dynamiser un peu la situation ? "
Je parle d'action pour une situation sur laquelle les PJ ont une forme de contrôle : ils ont une idée concrète de la menace (ils la voient) et des moyens d'agir (stratégie, compétences, armes). Il y a un danger objectif mais également le sentiment que la difficulté peut être surmontée avec des efforts et un peu de chance.
Inspirer la peur
« Nuit d’effroi » peut inclure l’intervention d’un feond rampe-boue (cf. Livre 2 – Voyages, p. 80 ; 186). Ce qui compte surtout dans cette histoire, c’est la notion de menace insidieuse et nocturne. Le manque d’information peut facilement amener les Personnages à surestimer sa dangerosité. Dans l’absolu, bien d’autres feondas pourraient être utilisés à sa place puisque le but de l’histoire est de susciter la peur. La situation est sensiblement la même dans le canevas « La clef du souvenir » (cf. Manuel de la Lune noire, p. 48) : les lieux sont hantés par une créature conçue pour favoriser la terreur. Ses aptitudes lui permettent de pouvoir mettre un groupe de PJ en danger. Dans l’absolu, la fonction de mélanger danger et peur pourrait être remplie par une autre créature ayant une raison de se trouver dans une ruine de château.
Plus que de peur, il faudrait parler d'angoisse : l'on perçoit une menace dont la nature et l'importance du danger associé ne sont pas ou insuffisamment identifié. Le meneur joue sur les traces, les échos, les vestiges... pour inciter les PJ à adopter des conduites de fuite ou prévention (chercher un abri, s'enfermer, bloquer les portes), le tout en sursautant au moindre bruit. Soit tout cela se termine par un drame humain causé par l'excès de peur (tuer un innocent à l'aide d'un piège conçu pour un danger imaginaire), soit par un combat concret (et là, on verra en pratique si la menace a été sur / sous / bien estimée), soit encore par ... la révélation qu'en fait, il n'y avait rien de sérieux. Une telle issue ironique, façon "bec dans l'eau" peut vite devenir frustrante : il manque un climax à la hauteur de la progression dramatique.
Le mystère au cœur de l'histoire
Un scénario est une histoire suffisamment complexe pour comporter plusieurs enjeux, une galerie de figures étoffée et plusieurs retournements de situation. La durée de jeu varie selon les choix narratifs du meneur, de sorte qu'il faut compter deux à sept séances de jeu pour en venir à bout. Une telle aventure peut mener à de profondes remises en question et des changements importants pour les Personnages. Cette ampleur en durée de jeu permet un traitement plus ample et varié.
Le placement de créature suscitant l'action ou l'angoisse dans une histoire longue permet de rythmer l'ensemble. Dans le cas d'une intrigue complexe demandant de la réflexion, cela offre des sortes de pauses. C'est l'un des choix proposés dans "Chambre bien rangée" (scénario paru dans Occultisme). Selon les choix du meneur, il est possible que les Personnages aient à affronter jusqu'à trois types de créatures dont deux sont l'occasion de combats en terrain difficile. Les arcs dramatiques liés peuvent être assimilés à des sortes de canevas et pourraient donc se voir en pratique consacrés une séance de jeu chacun. Un peu comme si on rassemble en un chapitre d'un roman ce qui pourrait être développé par touche sur plusieurs. Dans le cas de groupe de jeu ne se voyant pas longtemps ou pas régulièrement, ce serait une solution pour donner des unités narratives plus fortes à chaque séance.
D'autres scénarios, dans lesquels l'accent est mis sur les conflits humains, tel "Choix de vie" (paru dans Livre 2 - Voyages) n'en sont pas moins habités par une créature hors norme qui constitue un élément important du mystère des lieux, contribuant à son étrangeté, à des tabous et des usages locaux.
L'importance du mystère, qui a pu être longuement développé par touche, au cours d'un scénario (a fortiori d'une campagne) prépare un climax qui peut être horrifique (choc incompréhensible, fuite désespérée, tragédie...) ou plus mystique (découverte, révélation, meilleure compréhension du monde, ouverture vers de nouvelles perspectives).
Pour résumer ma pensée actuelle, cela donnerait à peu près l'idée selon laquelle une créature destinée à un arc dramatique court a surtout intérêt à être utile pour de l'action et de l'angoisse, tandis que l'utilisation efficace dans un arc dramatique plus long nécessite du mystère, c'est-à-dire tout un ensemble de questions intrigantes, la possibilité d'avoir des réponses, et le fait que ces-dernières aient une portée suffisamment grande pour potentiellement transformer la représentation du monde des Personnages :
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