De la frustration comme moteur de création
N'avez-vous jamais démarré une campagne en vous investissant et en découvrant avec horreur qu'elle s'étiolait et s'éteignait ? Si oui, vous connaissez sans doute cette sensation frustrante quand un Personnage que vous avez créé n'a pas l'occasion de se développer, de découvrir des mystères de l'univers, d'aller au bout de lui-même. Il se trouve que ce manque, cet inachèvement, sont pour moi de grandes sources d'inspiration.
Cet article s'intéresse à la manière dont la frustration est susceptible de devenir un moteur de création, en illustrant mon propos avec mon cas de joueuse constamment en manque ^^
Étape 1 : un chouette début !
Tout commence avec une partie PbF*. Je maîtrise sur deux univers que je développe (présentement Esteren et Artland), mais joue sur d'autres univers, en choisissant de préférence des meneurs branchés sur le développement soignés de leur ambiance avec une intrigue complexe et des mystères à dénouer.
Jouer, dans une perspective "auteure", c'est avoir toujours des arrière-pensées : "bien pensé ce truc", "bug", "déséquilibre", "brillant, est-ce exploitable pour moi ?"...
J'ai tendance à être une joueuse éprise de détails : cohérence de l'univers, de l'histoire, fonctionnement du système. Tout est prétexte à analyse. Quant à créer un "PJ", cela me prend toujours beaucoup de temps pour avoir un concept qui me plaise vraiment bien. Ce travail de conception a tendance à renforcer l'implication : on a consacré du temps et de l'énergie à imaginer la manière dont un Personnage interagira avec le cadre de campagne, on s'est projeté et donc... forte attente.
Arrive le début de partie, bonne ambiance, mystère... Forcément je suis ravie.
* PbF : play by forum, seul mode de jeu pleinement adapté à mon rythme et aux problèmes de distance. Autre avantage en tant qu'auteure, ça me laisse le temps de réfléchir entre deux posts, et donc de "rentabiliser" la partie en exploitant immédiatement les idées qui me viennent durant les inévitables pauses.
Étape 2 : Plaisir et frustration
Manque de chance pour moi, j'ai surtout connu que deux cas de figure principaux. Soit ça démarrait bien, et devenait n'importe quoi ; soit ça démarrait bien, et s'arrêtait en me laissant en plan. Variante : ça démarre bien, mais le rythme de post est lent (c'est subjectif, mais quand on attend avec des étoiles dans les yeux, c'est toujours trop lent).
Que faire ? Devenir amère ? Cesser de soigner la création de PJ ? Se consacrer uniquement au rôle de MJ ?
Non. La solution la plus constructive, c'est de méditer à partir de la question de l'émotion pour en tirer du matériau de création.
Étape 3 : Créer
Quand on aime un film, un roman, une campagne de JdR... on ressent des émotions positives qui donnent envie de passer plus de temps dans cette ambiance, directement (revoir, relire, visionner une suite...) ou indirectement (accessoires, spin-off, autre films - livres du même genre...).
L'idée que j'explore, c'est qu'il est possible de reconnaître les éléments qui nous plaisent le plus dans une histoire. De là, on peut questionner ce qu'ils représentent pour nous, ou bien la mécanique qui est derrière qui nous séduit tant. Cette phase peut donner l'impression de tourner en rond autour d'un sujet, encore et encore, jusqu'à mettre le doigt sur ce qui a été la source de la fascination.
Une fois qu'on y parvient, on dispose d'un "objet" (une idée, une structure...) qui est l'essence de ce qu'on a aimé. Parfois on s'aperçoit que ce n'était présent qu'en filigrane dans l’œuvre initiale, que c'était surtout dans notre tête. Dans tous les cas, cette prise de conscience transforme la fascination "brute" initiale en matériau susceptible d'être consciemment utilisé dans une création.
Avec un peu de chance, la ou les créations en résultant seront encore plus satisfaisantes que le modèle inspirateur, car se nourrissant finalement d'autres sources et devenant un "super concentré" de plaisir ^^.
Exemples
Hommages à ces meneurs qui ont lancé des parties qui m'ont séduite, et cela même si par ailleurs ils ont cessé leur maîtrise (ou qu'elle ne va jamais assez vite à mon goût ^^).- Brigade chimérique (maîtrise d'Obsidian) m'a amenée à réfléchir sur la manière dont j'aimerais mettre en scène les inventeurs et le mythe de l'Atlantide en Artland
- Z-Corps (maîtrise de Wolfen) m'a poussée au développement de Zo-Nor-Ec (une civilisation en style contemporain avec une touche de X-Files, d'Anonymous et de guerre froide, avec un esthétique puisant dans les années 1990 et le high-tech minimaliste ; ce cadre me paraît prometteur mais j'ai encore beaucoup de travail avant qu'il soit pleinement abouti)
- Trône de fer (maîtrise de DukeTogo, encore en cours, longtemps j'espère ^^) En premier lieu, cette partie m'a incitée à développer la structure "Entrelacs" pour les Ombres d'Esteren. Elle vise à classer les informations utiles et mieux cibler les plus pertinent pour un style de jeu semi-pro-actif (mélange d'événements extérieurs et initiatives des PJ), en somme pour des campagnes ouvertes mais bien rythmée malgré tout. C'est une approche que je développe pour l'instant en vue du supplément dont le nom de code est "Forêt engloutie".
Ici vous avez une illustration du lien direct entre expérience de jeu (inachevée) et création en résultant.
Dans le cas de la campagne "Trône de fer", il y a d'autres idées sur lesquelles je planche. Je m'interroge sur la manière dont on peut concevoir "facilement" des intrigues complexes (quelques pistes déjà trouvées qui me paraissent fonctionner) ; je me demande aussi dans quelle mesure il serait possible de transposer ce qui me plait de l'ambiance dans un cadre plus XIXe s. / gaslight (je pense à Artland). Plus précisément, j'aimerais trouver quelque chose entre Dowtown abbey, House of Cards et Trône de fer ^^, un cadre de campagne solide et qui donne envie de chercher les ennuis. La grande difficulté que je rencontre c'est la différence entre "médiéval fantastique" et "gaslight". Dans le premier, être armé est normal et on a des guerres privées ; dans le second on a tout de même un monopole de la violence légitime (= pas le droit de s'entretuer en toute impunité ; ce qui me fait penser aux guerres de gang type Pimky blinders ou Gangs of New-York, ça a son charme, mais ce n'est pas tout à fait pareil). De même, la figure du chevalier (homme de combat et d'honneur, capable de défendre ses valeurs au péril de sa vie) est difficile à transposer. Quel serait son équivalent ? Comment faire pour avoir l'essence du château médiévalisant dans une période plus moderne, incluant des fusils (la poudre à canon rend les remparts obsolètes) ?
Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas au bout, et si je trouve ici les réponses à mes questions, il est évident que j'en trouverai d'autres... Mais être à sec d'idées et d'envies serait bien pire ^^
Allez, juste parce que le dernier problème me semble déjà plus facile à aborder. Un château représente le concept d'une forteresse en apparence inattaquable, symbôle de la puissance d'un groupe. Admettons que je dusse le transposer dans notre monde moderne, je verrai une belle tour tout de verre américaine, siège d'une multinationale, avec tout le bataclan de badges, sécurité, caméras, bien entendu informatisée et centralisée...
RépondreSupprimerDu coup le cadre change. Tu as des armes à feu, mais des flashballs, des gilets kevlar, des vitres anti-perforation, des serveurs informatisés sécurisés, salle blanche, pare-feux, clés sécurisées...
Ce qui est intéressant dans ta réponse, c'est que la notion de château prend un sens particulier pour toi : la sécurité. Bizarrement, moi, ce qui me plait c'est le côté "recoins", l'exploration et le mystère des temps anciens, le passé qui habite le présent ^^ ... Comme quoi, la notion est riche et du coup, plusieurs auteurs transposant leur perception du méd-fan aboutiront certainement à des peintures différentes de ce qu'ils signifie pour eux. C'est un des aspects que je trouve vraiment intéressant dans l'exercice de "conversion - transposition" : il révèle ce qui pouvait n'être là qu'en creux.
RépondreSupprimerConcernant mon casse-tête, j'étais plus sur une transposition en cadre "gaslight" (XIXe, accents gothiques - low steampunk) :-)
Et parce qu'aujourd'hui je suis plus light, sur le fond.
RépondreSupprimerEn fait, j'ai l'optique inverse. J'ai remarqué, pour ma part, que conceptualiser sur tout ceci me permet certes, en tant que MJ, d'améliorer grandement mes parties, du moins c'est ce que je crois, mais en tant que joueur me dessert énormément.
En effet, retrouver une structure connue va forcément me conduite à anticiper sur celle-ci, en prévoir les coups d'avance, et au final à m'ennuyer, voir à devenir aigri par l'incapacité soit à me produire un twist surprenant, soit à gérer ce que j'en veux changer, soit à brider ce que j'en anticipe. Du coup, je participe du principe contraire. Je VEUX me faire surprendre, me laisser porter. Je ne peux certes pas m'obliger à ne pas penser, mais je peux au moins m'empêcher de rationaliser, me concentrer sur le roleplay et le jeu, le meta-jeu, mais surtout ne pas reprendre les habitudes de MJ, chercher les points d'attache, les références, les indices qui tranchent trop avec le jeu, les pistes secondaires, les fils rouges, les implications scénaristiques, tout ça, c'est pour ma partie MJ. Du coup, mes parties joueur se passent nettement mieux et sont bien plus décontractées ET je pense que du coup j'en suis de bien meilleure compagnie.
Il en va de même pour la création de personnage Avant je cherchais à faire un personnage complètement assumé, choisi, background, caractère... Maintenant, je cherche juste un concept type, et au fur et à mesure de la partie de brode le reste autour de ce que m'en évoque l'histoire, ce que j'en perçois.
Note: je ne joue que sur table, ayant la chance d'avoir des joueurs dispo dans l'entourage et prêts à embrayer. J'ai effectivement eu ces mêmes sentiments les rares fois ou j'ai fais du PbF, rythme lent, très lent, et trop souvent abandon en plein milieu (ce qui est terriblement frustrant au final)
Ce que je comprends de ton post c'est la distinction :
RépondreSupprimer1. Meneur : crée l'histoire, donc intérêt à réfléchir, anticiper, etc. Implique analyse & rationalisation
2. Joueur : vit l'histoire, ne souhaite pas se voir spoiler en prenant de la hauteur
Cette opposition "réflexion vs. émotion" m'a été signalée par d'autres personnes quand je leur parlais un peu de ce qui me pré-occupait, de mes sujets de prédilection du moment. A titre personnel, la prise de distance ne me dérange pas : je peux regarder un film en connaissant la fin sans me sentir "privée" de quelque chose d'essentiel. Donc pour moi, la satisfaction n'est pas distincte de la compréhension. J'ai même envie de dire : vouloir comprendre et chercher du "neuf" est un aiguillon qui pousse à avancer. De fait, je m'ennuie très facilement et l'impression de "vu et revu" me lasse instantanément (cela me complique d'ailleurs bien la vie pour trouver des fictions ou œuvres qui me plaisent ^^)
Précision : quand je dis que je m'intéresse aux mécaniques, ce n'est évidemment pas pour les copier telles quelles, ça n'a aucun intérêt ^^ Si j'estime ne pas pouvoir travailler sur un sujet (ambiance, thème) sans faire au moins aussi bien (ça reste évidemment subjectif), alors il vaut mieux que je fasse autre chose.
Concernant le PbF, certes il a le défaut de la lenteur (surtout si chacun se dit "puisque lui a traîné pour répondre pour X raison, je vais pas me presser non plus, na !"), mais à côté de ça il y a suffisamment de qualités pour que j'y trouve mon compte. Déjà dit que l'inachèvement, certes a un côté frustrant, mais c'est aussi un moteur créatif, donc bilan positif ; ensuite c'est un support qui force davantage à penser le personnage et l'ambiance. Je ne suis pas du tout portée sur "à l'assaut, j'écris trois lignes de background et je joue". La conception, le fait de penser l'univers est ma principale motivation. Un peu comme en lisant un roman ou en passant des heures à chercher de la doc pour donner une identité graphique forte à une bestiole ^^