Construire et publier une gamme de JDR (suite et fin)
Suite et fin de ma rétrospective sur l’aventure Esteren. Vous pouvez retrouver les autres articles ici : partie 1, partie 2, partie 3 et partie 4.Image :
Le Monastère de Tuath
Le premier trimestre 2014 a été marqué par une nouvelle campagne Kickstarter dédiée à la traduction du Monastère de Tuath. Le succès a une nouvelle fois été au rendez-vous puisque nous avons atteint plus de 130.000 dollars ( !), dépassant de peu le record établi par le Book 2 Travels pendant l’été 2013. Gros score pour un « simple » supplément ! Esteren venait de franchir un nouveau palier : depuis le premier Kickstarter de l’été 2012, nous avons mené au total 6 campagnes de crowdfunding pour un financement total de 500.00$. Pour du jeu de rôle, un demi-million de dollars est tout de même assez significatif et encore aujourd’hui, la gamme Esteren détient le record de financement pour une création française. Comme nous le verrons plus tard, de tels scores ont certaines incidences au niveau logistique…
Ce nouveau résultat nous a permis de financer notre premier jeu de société qui est en train d’arriver en boutique en France au moment où j’écris ce billet. Nous avons également pu produire plusieurs figurines en résine, réalisées par le très talentueux Roberto Chaudon. Quel plaisir et quel honneur de voir nos personnages préférés sculptés par l’un des plus grands artistes du milieu des figurines !
De la réalité du suivi de fabrication
Je ne le savais pas encore mais le suivi de fabrication de Tuath allait se révéler très éprouvant : pas tant le livre en lui-même mais plutôt le jeu de société (et dans une moindre mesure les figurines). J’avais pourtant une certaine expérience dans le financement participatif avec plusieurs campagnes menées et livrées avec succès : je n’avais toutefois pas anticipé à quel point un jeu de société pouvait être compliqué à produire. La Rose Noire était notre premier jeu de ce type et j’allais me rendre compte, assez logiquement, qu’il s’agissait d’un métier à part entière : de la conception à la fabrication, nous allions nous confronter à des problématiques inédites et il allait falloir essuyer les plâtres, tant bien que mal.
Pour la petite histoire, nous avions à cette époque un autre projet de jeu de société en développement, bien plus imposant, avec grand plateau, plusieurs dizaines de figurines, des pions et cartes en pagaille… Un jeu de gestion et de stratégie impliquant l’intégralité de la péninsule de Tri-Kazel, avec différentes campagnes, dont celle reprenant la guerre du Temple. Pourquoi se priver ! Comparativement, La Rose Noire était un « petit jeu » : un plateau, un jeu de cartes, quelques pions. Pourtant, arriver au bout de ce projet, sans prendre trop de retard, fut un véritable défi et nous y avons laissé quelques plumes. Et le gros projet de jeu de plateau stratégique et tout ? Adieu ! Je ne suis pas prêt à me lancer là-dedans, je peux vous le dire ! Aujourd’hui, l’amplitude de travail demandée par un tel projet (mais aussi le budget) apparaît hors de portée de notre capacité de production. C’est la leçon apprise dans la douleur lors de la réalisation de la Rose Noire. Il est utile de regarder autour de soi : le projet Kingdom Death, qui cumule pourtant 2 millions de financement, peine à voir le jour. Certes, c’est un projet pharaonique, sur bien des aspects. Mais restons prudents.
En parallèle, même si ce fut moins difficile, le suivi de fabrication des cinq figurines se révéla très prenant. Nous devons notre salut à l’expertise de Roberto et de l’atelier Historex, avec qui nous avons travaillé en étroite collaboration. La campagne Tuath nous avait également permis de financer un vieux rêve : des reproductions en métal des daols, les pièces de monnaie de l’univers des Ombres. Encore du boulot…
Mis bout à bout, en ajoutant le fait que nous produisions une version anglaise ET française de Tuath en même temps (nous avions ouvert la souscription aux francophones afin qu’ils puissent acquérir l’édition limitée de Tuath et ses bonus), que la Rose Noire était également en deux langues ET avec une édition limitée en plus de la standard… le bouclage de tous les fichiers sources, la rédaction des fiches techniques et le suivi de fabrication se révélèrent épiques. Sans parler de la gestion du transport, du dispatch des stocks aux USA et en Europe, etc.
Bref, un vrai casse-tête, qui venait s’ajouter à tout le travail éditorial réclamé par la création de la gamme originale en français qui devait se poursuivre en parallèle. Pour être honnête, à plusieurs reprises, j’ai pensé que je n’arriverais jamais au bout et que nous foncions vers un destin inexorable : le Titanic allait couler !
Le clou du spectacle
L’épreuve qu’a constitué la mise en œuvre du Monastère de Tuath et son cortège de suppléments a été aggravée par un constat assez pénible : tout cela nous coûtait très cher. En particulier, le coût du transport a été exponentiel : plus de souscripteurs = plus de volume à la fabrication = coût de transport des marchandises en hausse = budget pour les envois individuels aux souscripteurs en augmentation. Si les prévisionnels des dépenses pour la production s’étaient révélés assez exacts (livres, figurines, jeu de société et daols), les estimations des coûts de transport, basées sur les précédentes campagnes, étaient biaisées.
Bref, malgré un gros score pour Tuath, les coûts étaient importants et le constat était très simple : nous ne pouvions toujours pas embaucher. Ce fut difficile à accepter, d’autant que la masse de travail pour le suivi de fabrication était vraiment énorme.
Malgré ce revers, nous sommes venus à bout de ce chantier. Livrer le Monastère de Tuath à l’heure à nos souscripteurs (ainsi que la Rose Noire, les figurines, etc) était d’autant plus crucial que nous avions prévu de retourner à la GenCon et d’y présenter ces nouveautés. Nous avons tout donné et ce fut une période vraiment difficile. Je n’ai pas traversé seul cette épreuve : que dire du travail acharné d’Iris, de la maquettiste Asami ou encore de l’illustrateur Gawain ? Du traducteur Clovis, de ses équipes de relecteurs et j’en oublie… Les efforts furent payants puisque la livraison des souscripteurs commença un peu avant notre départ aux US et que nous avons pu être présents à la GenCon avec les nouveautés ! Ouf…
Un nouveau projet éditorial
À partir du début de l’année 2014, l’une des auteures de la gamme Esteren allait prendre de plus en plus de responsabilités dans la direction éditoriale à mes côtés : Iris. Présente très tôt sur le projet, elle assume aujourd’hui un ensemble de tâches essentielles en plus de son travail d’auteure (vous pouvez en apprendre plus ici sur son travail de suivi des relectures).
Comme vous pouvez l’imaginer en lisant cet article, la première moitié 2014 fut très dense. Être plongé dans l’urgence rend le travail de pensée et de conception d’un projet éditorial plus complexe. Pourtant, ce travail est primordial pour s’adapter aux nouveaux enjeux et trouver des solutions aux problématiques qui émergent.
Plus que tout le reste, l’organisation d’un planning réaliste devenait une priorité absolue. C’est une question complexe qui concerne tous ceux qui tentent l’aventure de l’édition : comment gérer un rythme de sortie cohérent avec les besoins économiques d’une entreprise (et en particulier d’éventuels salaires) ? C’est un exercice très périlleux et d’aucuns connaissent la réputation des éditeurs de jeux de rôle d’être en retard : comment prévoir à l’avance le temps de conception d’un livre et en déduire une date de sortie, même approximative ? Lorsque l’on connaît le nombre de facteurs aléatoires qui entrent en jeu, la question semble insoluble. Pourtant, sans ce fameux calendrier, impossible de se projeter dans une activité pérenne générant des salaires. Comment faire ?
Avec Iris, nous avons analysé notre travail passé et nous avons essayé d’en ressortir des conclusions. La première fut sans appel : les livres qui constituent la structure de la gamme (livre de base, Livre 3 pour la campagne et livre des Secrets pour les meneurs), de par leur ampleur (+ de 250 pages) et le travail de conception qu’ils demandent, sont très difficiles à placer dans un planning réaliste. Quatre ans de travail pour le Livre 1, sans doute autant pour le Livre 3 et le Livre des Secrets. Même le Livre 2, dont la structure est plus simple (basiquement, une grosse boîte à outils pour le meneur) a demandé, mis bout à bout, un certain temps de réalisation qu’il aurait été difficile d’anticiper. Bien sûr, nous pourrions sabrer dans ces temps de production, mais notre démarche sur Esteren nous empêche de faire cela. La qualité finale du livre prime sur la question du calendrier. Si ce parti pris nous permet de fignoler nos livres et n’est sans doute pas étranger à leur succès, il va à contre-courant de la réalité économique d’une entreprise qui a besoin de régularité. Cependant, encore aujourd’hui, il est hors de question pour moi de couper dans le temps de production pour sortir un livre plus vite. Tant qu’un livre a besoin de temps, il faut le lui donner. L’équation semble donc difficile à résoudre.
Cœur de gamme et thémas
La solution que j’ai imaginée est au final assez simple : puisque nous ne pouvons pas prévoir le temps de conception des gros livres de la gamme (ou bien que le temps en question est bien trop long ramené à la chronologie économique d’une entreprise), peut-être que nous pouvons réussir à régler l’équation avec des livres plus courts. En la matière, le Monastère de Tuath serait notre référence : après tout, un livre de 60 pages avait généré un haut niveau de financement sur Kickstarter. Le concept était là :
- un cœur de gamme (livres numérotés au calendrier de publication imprévisible)
- des thémas (livres plus courts sur une thématique précise et accompagnés si possible d’un contenu cross-média)
Iris s’est mise au travail et de ses statistiques sont ressorties la réalité suivante : il fallait au moins 6 mois pour qu’un théma puisse exister. Entre la page blanche et le livre dans les bacs, cela me semblait un strict minimum.
Si nous relevions le défi, nous avions nos deux sorties par an ; nous tenions un nouvel (dernier ?) espoir !
Evidemment, les choses n’étaient pas aussi simples : certains thémas pouvaient demander plus de temps de recherche ou se confronter à des phases de relectures ou de playtests demandant de longs temps de reprises. Car il était hors de question pour moi de faire des concessions sur la qualité : chaque théma devait se tenir et être abouti, sans rien laisser au hasard.
Rapidement, nous avons convenu avec Iris qu’il était nécessaire de travailler sur plusieurs livres en parallèle. Intuitivement, j’avais déjà initié ce fonctionnement (le travail sur le théma consacré à l’occultisme a débuté au cours de l’été 2012) mais il fallait rationaliser notre activité : Iris allait travailler sur plusieurs thémas en parallèle alors que j’avais à charge d’avancer du mieux possible sur les livres du cœur de gamme. À commencer par le Livre 3 Dearg qu’il fallait finir.
Au final, nous espérions produire deux thémas par an et renforcer ces publications par une ou plusieurs (on peut rêver) autres sorties : une licence (d’où l’acquisition de Vampire : Le Requiem par notre éditeur), la sortie d’un livre majeur de la gamme des Ombres quand il serait prêt ou l’aboutissement d’un projet cross-média (jeu vidéo, etc). Ces projets devaient continuer à se développer et j’avais à charge d’en initier de nouveaux.
Le 13ème round
Après cette parenthèse sur nos choix éditoriaux, revenons dans le feu de l’action.
Au fil de cette tumultueuse année 2014, la création du Livre 3 Dearg n’avait jamais cessé : un développement qui m’avait amené à structurer un cinquième épisode pour cette campagne. En parallèle, l’épisode 3 de Dearg était bientôt prêt alors que la réédition du Livre 2 Voyages, dans sa version augmentée de plus de 100 pages, allait arriver en boutique après plus d’un an de rupture. Le travail de relecture et de traduction de Ghost Stories s’était poursuivi, tout comme le développement des thémas sur lesquels Iris travaillait.
En septembre dernier, c’était donc avec un mélange de lassitude et d’exaltation que j’abordais les défis qui s’annonçaient : 2015 se présentait comme le treizième round d’un combat à l’issue incertaine mais aux perspectives passionnantes.
Et maintenant…
Allons-nous réussir à mettre en œuvre le programme éditorial 2015 ? Que va-t-il ressortir de notre rendez-vous avec la productrice de Los Angeles rencontrée l’été dernier ? Allons-nous pouvoir embaucher ? Allons-nous survivre une année de plus ? Beaucoup de questions se posent et je serais bien en peine d’y répondre. Cependant, 2014 n’est pas encore fini et nous n’avons pas dit notre dernier mot. Le mois de décembre réserve quelques surprises.
Pour clore cette rétrospective, j’aimerais évoquer le rôle de notre communauté dans cette aventure. Depuis plusieurs années, des personnes nous suivent et nous soutiennent ; elles viennent nous voir en convention et nous encouragent. Tous ces sourires, ces moments échangés sont d’une richesse incroyable et jouent un rôle décisif dans notre parcours. Toutes ces personnes qui nous aident pendant la tournée ou qui réalisent des relectures bénévolement. Sans la communauté, sans vous, le projet Esteren n’existerait pas tel que nous le connaissons. Beaucoup de ces personnes ont du mal à mesurer l’importance de la place qu’elles occupent dans cette grande aventure.
À titre personnel, au-delà de toutes les considérations que j’ai pu évoquer précédemment dans mes articles, cette communauté me donne la force et l’envie de continuer à produire ces livres. Pour cela, et au nom de toute l’équipe, je vous remercie de tout cœur. Je me sens engagé éthiquement et viscéralement vis-à-vis de cette communauté. Ma quête se résume en une seule chose très concrète : arriver au bout du Livre des Secrets et le publier. C’est la moindre des choses que nous puissions faire en échange de tout ce que vous nous avez offert et permis d’accomplir. Ensuite, je me réserve la possibilité de poser les gants. Mais ce moment n’est pas encore arrivé. Not yet ;)
Nel
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Voir aussi :
Partie 1 (2010-2011)
Partie 2 (2012)
Partie 3 (2013)
Partie 4 (2014)
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