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Publication : Hantises, le recueil de nouvelles

Après le Manuel de la Lune noire, les Carnet de notes et les Feuilles de personnages, nous sommes ravis de vous présenter notre premier recueil de nouvelles : Hantises ! La couverture a été réalisée par Yoann Lossel, magnifique artiste que nous avons eu le plaisir d'accueillir sur ce projet.

Voici sa fiche technique du recueil et un lien pour le commander en ligne


·    Date de sortie : Juillet 2016
·    ISBN : 978-2-919256-20-4
·    Prix : 9,90 € TTC

Recueil de nouvelles
Sous la direction de Nelyhann et Joëlle "Iris" Deschamp

J’ai toujours aimé les récits étranges. Au fil des années, j’ai collecté des légendes rapportées par des varigaux aux côtés de fictions créées par des bardes, s’inspirant de rumeurs ou de faits réels. Je me suis moi aussi piquée d’en écrire une pour faire part de la manière dont est née ma vocation d’occultiste.
Ce premier recueil contient cinq histoires, ayant en commun de donner un aperçu de ce que les Tri-Kazéliens imaginent quand il est question de fantômes, de possessions ou de hantises.
Au cœur de ces récits mêlant subjectivité et vérité, peut-être pouvons-nous trouver des indices pour mieux comprendre le monde qui nous entoure ?
Steren Slaìne

Hantises est le premier recueil de nouvelles tirées de l’univers des Ombres d’Esteren. Création française plusieurs fois primée aux Etats-Unis, Esteren est un univers médiéval horrifique et gothique qui explore le genre de la dark fantasy en se déployant sur plusieurs médias : littérature, jeux de rôle, musique, jeu vidéo…
Portail : www.esteren.org

Illustration de Yoann Lossel

Dans les tiroirs : Horizons

Certains le savent, à l'occasion je me pique d'écriture romanesque pour le plaisir. C'est l'occasion de tester des idées, des ambiances, et n'écrire que "pour moi" sans contrainte de rendu (date, volume) ou de contenu, ou de style d'ailleurs ! 

Dans le cas d'Esteren, j'avais ébauché un plan d'ouvrage qui me plaisait bien, mais il n'y a que 24h dans une journée, et les semaines sont elles-mêmes bien remplies. Cette histoire devait mettre en scène des protagonistes qui, entretemps sont devenus pour certains des figures de l'univers s'exprimant dans des encarts narratifs. J'ignore si je trouverai le temps (l'énergie surtout !) de poursuivre la rédaction, mais j'ai pensé que ce texte pouvait donner une idée de ce qui se déroule dans les coulisses et les chemins parfois tortueux de la création. 


(Et un essai perso de carte de varigaux en prime ^^)

Partie 1 : Racines

01 – Une saison hostile

La ligne d’horizon était incertaine, comme effacée entre des nuages bas et la neige qui recouvrait forêt et montagne, et malgré tous ses efforts pour l’atteindre du regard, elle ne voyait rien de mieux que des ombres grises et fugitives qu’elle avait peut-être même imaginées. Pour être sûre, il lui faudrait aller sur place, mais cela impliquait de quitter la relative sécurité de la tour de guet de son village.

Seule, elle se tenait debout à observer et chercher depuis le petit matin. À force de rester presque immobile, elle s’engourdissait, et entreprit de bouger un peu pour se réchauffer. L’hiver était long, mais les Anciens, comme Grand-mère Macha, disaient que c’était bien pire par le passé. On disait qu’auparavant des gens étaient morts de froid à l’intérieur de leurs maisons, endormis pour toujours dans l’âtre éteint, faute d’avoir préparé suffisamment de réserves de bois sec. Des clans entiers s’étaient réfugiés dans des cités troglodytes, à la recherche d’un abri contre les intempéries. On prétendait que certains étaient devenus des sortes de bêtes sauvages arriérées vénérant des esprits impitoyables qui exigeaient des sacrifices cruels pour continuer de veiller sur eux.

Pas de fumée s’élevant, ni de route où circuleraient marchands ou chevaliers. Il n’y avait pratiquement pas âme qui vive à un jour de marche à la ronde. Le village de Didean avait été fondé par une communauté qui avait fui le royaume de Gwidre pour échapper aux persécutions qui frappaient les tenants de l’ancienne religion. Leurs ancêtres s’étaient délibérément installés dans ce val de moyenne montagne encaissé, coupé du monde et devenu leur refuge. Cela datait du temps des parents de Grand-mère Macha. Depuis, ils avaient toujours défendus âprement leurs traditions et leurs valeurs. Ils parlaient un dialecte des Mòr Roimh, les hautes montagnes dont ils étaient originaires mais d’où ils avaient été chassés par les tenants d’une croyance qui n’était mentionnée ici qu’en crachant au sol son mépris. Seule une minorité avait fait l’effort d’apprendre sérieusement la langue commune de la péninsule, le tri-kazélien, les autres baragouinaient.

Pourquoi d’ailleurs prendre cette peine ? Ethne s’appuyait sur les rebords des fenêtres de la tour de guet, posant sa tête sur ses avant-bras, prise d’un élan de mélancolique. Elle avait appris, avec entrain, mais jamais elle n’avait pu aller plus loin que les bords du val… et les étrangers ici étaient si rares… Scaìl, le demorthèn, leur guide spirituel, avait quelques amis ailleurs, ses semblables. Parfois un varigal, guide et messager assurant la liaison entre les communautés de Tri-Kazel, s’hasardait dans les environs, empruntant un raccourci pour joindre des villages et cités qui, tous, étaient plus importants que Didean.

L’arrivée d’un varigal était un événement heureux, la seule occasion d’avoir des nouvelles d’ailleurs. Le dernier à être venu s’appelait Jarn le balafré, Ethne s’en rappelait bien. Il avait une apprentie, une jeune fille rousse avec une longue écharpe bleue du nom d’Yldiane. Prenant conscience que des gens qui avaient à peu près son âge pouvaient être pris comme apprenti-varigal, elle avait, en vain, demandé à partir avec eux. Jarn avait refusé. Les siens ne prennent qu’un élève à la fois disait-il. Mais ce n’était pas la seule raison : il avait vu les regards sombres que les hommes de Didean lui avaient lancé. Il devait savoir que le village ne laissait pas partir ses enfants, pas sans une contrepartie qui compensait cette perte.

« Ethne, tu as fini ton tour de garde, tu devrais rentrer te réchauffer un peu avant de repartir ! » lui lança Cilian, son cousin et son fiancé. Elle réprima un soupir pour ne pas laisser voir que cela lui était bien égal, et se força à lui rendre un sourire.

Baere, son amie d’enfance aux belles et longues nattes auburn, lui avait dit plusieurs fois à quel point elle avait de la chance : jamais Cilian ne porterait la main sur elle, il était d’un bon naturel et avait même le béguin pour elle. Ethne n’avait pas peur des coups, surtout ceux de Cilian : elle était meilleure que lui à la course, à la lance, au couteau, et même aux poings. Quand elle pensait à lui, elle se sentait surtout résignée et ennuyée. La pauvre Baere quant à elle avait été mariée au guerrier Calvagh, valeureux et redoutable, un colosse invaincu, mais aussi un tyran domestique qui terrifiait sa jeune épouse quand il ne la brutalisait pas. La communauté était trop étroite, le sang aurait risqué de s’affaiblir si les unions n’étaient pas mûrement réfléchies par le conseil du village. D’après ce qu’elle avait entendu à demi-mot des varigaux, les mœurs ailleurs étaient très différentes… mais tout ce qui avait lieu au-delà de l’horizon du val appartenait à un autre monde.

Cilian monta l’échelle jusqu’au poste d’observation. Il avait conscience que sa fiancée ne partageait pas son enthousiasme à l’idée de leurs noces au début de l’été. Ce n’était pas grave, il était d’un naturel patient. Jamais il ne se plaignait que l’hiver était trop long. Jamais il ne pestait contre les longues heures monotones et répétitives. Il appréciait le calme, les tâches minutieuses, excellant à travailler le cuir, au point que nombre de villageois venaient le voir pour commander contre troc, tel une sacoche, tel un gilet, pour eux-mêmes ou pour offrir. Le conseil du village lui avait octroyé des privilèges à la mesure de leur communauté : tous les grands travaux collectifs, dans les champs ou pour la réfection des toits de chaume lui étaient épargnés.

« Ton frère a préparé le paquetage de vivres pour Scaìl. »

Depuis que sa mère Quara était morte de maladie, l’hiver dernier, en même temps que plusieurs bêtes et villageois, l’ambiance sous le toit familial était morne. La cheminée n’avait pas bougé, les instruments et outils étaient tous à leur place habituelle, et pourtant tout avait changé. La maison était devenue une coquille vide qui s’obstinait à donner une illusion de vie par la force des habitudes maintenues.

Ethne hocha la tête. Une de ses tâches consistait à ravitailler le demorthèn Scaìl qui logeait près du sanctuaire de l’esprit sauvage qui veillait sur le val.

« Ne t’inquiète pas, ils reviendront bientôt. »

Son père et son oncle étaient partis voilà une dizaine de jours pour Helefrt, un des plus proches villages pour y reprendre Heulwen, la sœur d’Ethne qui s’était mariée là-bas. Apparemment elle n’avait pu s’adapter à son nouveau foyer. La belle-famille avait accepté le départ de la jeune femme, alors même qu’elle était enceinte, à condition que soit payé un dédommagement. C’était en quelque sorte un juste retour des choses : le conseil de Didean avait réclamé un paiement important en céréales et métal pour la laisser partir, et elle abandonnait son mari pour revenir.

Pourquoi s’obstiner à la chercher en plein hiver ? La réponse tenait à l’enfant : s’ils avaient attendu le printemps, il aurait appartenu à Helefrt, son lieu de naissance et où résidait son père. Didean retrouvait sa fille prodigue et gagnait un peu de sang frais. Mais cela revenait à faire courir des risques importants à tous les voyageurs. Pour gagner un nouveau-né, on jouait avec la vie de trois personnes.

Ethne avait été sur le point de partir quand Cilian précisa : « Je vais les guetter, nous irons à leur rencontre même si tu n’es pas là. ». Il se donnait de la peine ; cela ne faisait que la culpabiliser. Elle n’était qu’une ingrate de ne pas se montrer à la hauteur de ce que les siens faisaient pour elle.

« Merci. » émit-elle avec un mince sourire.

Descendant prestement l’échelle de bois légèrement couvert de givre, Ethne ne prêta aucune attention à la laide neige grise, à demi-fondue des sentiers du village, tout le contraire de la beauté immaculée de celle qui recouvrait les terres sauvages. Les hautes palissades entourant le Deidean empêchaient de voir au-dehors. Elles étaient une protection contre les nombreux périls de la forêt et des ombres, mais elles bornaient aussi l’horizon durant les premières années de la vie. Il était interdit aux enfants, par mesure de sécurité, de jamais sortir sans adultes armés pour veiller sur eux. À l’intérieur de l’enceinte, les habitations semblaient disposées au hasard, imposant des déplacements sinueux. Les bâtiments de bois étaient munis d’épais toits de chaume très pentus arrivant presque au niveau du sol. Point de fenêtres, tout juste des soupiraux pour laisser filtrer la lumière dans la pénombre de l’intérieur. Autour se trouvaient de petits jardins, des ateliers sous des abris, des porcheries et des poulaillers.

Ethne marchait en songeant à quel point son foyer était triste en cette saison. Le bois des maisons paraissait d’un brun sombre, le sol était soit gelé, soit boueux, et le ciel généralement couvert, n’offrait que quelques heures d’un jour pâle. Cela avait beau peser sur le moral, les enfants riaient et criaient avec conviction autour de la demeure de la dàmàthair. Rhozin et Rodrid son époux partageaient la même fonction au sein de la communauté. Ils avaient la charge de s’occuper des plus jeunes durant la journée pour permettre aux parents de travailler à l’extérieur ou d’effectuer des gardes. Le couple avait le devoir d’assurer l’instruction, de veiller sur la santé et la sécurité. Tous deux s’entraînaient régulièrement au combat et étaient d’un niveau tout à fait honorable par rapport aux standards de Deidean. Leur demeure était la seule place forte du village. En cas d’assaut, la dàmàthair devait protéger coûte que coûte la jeune génération. Par le temps passé avec la dàmàthair il était courant que les enfants lui soient autant sinon plus attachés qu’à leurs propres parents. L’enfance était chérie. Ethne approuvait ces efforts et cette organisation comme une évidence. La plupart des souvenirs de ses jeunes années étaient heureux. Courses, cache-cache, contes effrayants ou romantiques, leçons, jeux d’adresse, rudiments de maniement des armes… tout cela avec un profond sentiment d’appartenance. Avoir une place, être aimé, savoir qui l’on est, avoir tout ce dont on a besoin sans avoir besoin de se poser de questions. Il n’y avait jamais eu à cette époque de place pour le doute.

Près de la demeure de la dàmàthair se trouvait une petite place dominée par un hêtre vénérable qui figurait l’Arbre de Vie dans les prières de la communauté. L’ansailéir, chef du village, habitait là aussi. Loeiza, barde bossue, en sortait. Ethne s’approcha : « Alors ? » demanda-t-elle simplement. L’état de santé d’Abhainn était connu de tous. Le vieux dirigeant s’affaiblissait de jour en jour. Certains pensaient qu’il ne passerait pas l’hiver, d’autres étaient d’avis qu’un homme aussi robuste que lui pouvait décliner encore pendant plusieurs mois voire un ou deux ans.

« Rien de différent, ni en bien ni en mal. Il reste d’un stoïcisme rare face à la douleur. Un modèle pour nous tous, une leçon pour les petits enfants. Je dirais même qu’il en devient un réconfort pour les vieillards et les infirmes qui voient qu’il y a parfois pire que ce qu’ils vivent en permanence… Plus intéressant : il a accepté que cette brute de Calvagh soit désormais présent durant les réunions du conseil du village. Cela nous pendait au nez : il va devenir officiellement son successeur, mais je ne t’ai rien dit, hein ? »

Par son passé et les épreuves qu’elle avait traversé, Loeiza estimait être légitime à pester, se moquer et écraser ses victimes de sarcasmes. Elle n’épargnait pas nécessairement Ethne, mais celle-ci supportait assez bien les piques sans s’emporter, de sorte que la barde bossue avait fini par apprécier à sa façon la jeune fille. Elle lui reprochait souvent d’être incapable de mentir correctement. En lui avouant une information qui n’était pas encore connue, Loeiza espérait qu’elle serait capable de la dissimulée :

« Moi ? J’aurais entendu quelque chose d’importance de la barde ? Mais voyons, nous n’avons parlé que du seul sujet qui intéresse la communauté : l’hiver qui s’attarde ! » fit Ethne en cabotinant avec un grand sourire. Moue mi-figue mi-raisin, la barde n’en rebondit pas moins :

« Ah ça oui, il a décidé de s’accrocher cette année ! À croire qu’il refuse de partir sans avoir emporté la moitié des nôtres, mais il faudra se donner plus de peine pour prendre ma carcasse tordue !

- Vivement le retour du printemps !

- Chaque année tout paraît mort, et chaque année on désespère de revoir les fleurs et la chaleur… Pourtant elles reviennent toujours. Même les pires crises ont un terme. Tâchons de faire parti des survivants pour prospérer durant l’été ! »

Son ton était soudain empreint d’une douceur douloureuse. La barde Loeiza s’y connaissait en matière de survie. Elle était l’incarnation même de la rage de vivre et de la détermination sans faille qui permettent de surmonter les obstacles qui paraissent insurmontables. Savoir qu’elle n’avait été épargnée malgré son infirmité que pour son intelligence l’avait profondément marqué. Les enfants affligés d’un handicap étaient éliminés de la communauté au plus tard à cinq ans, à la fin du premier des trois cercles d’âges constituant la minorité. Le demorthèn Scaìl, chef spirituel, allait les offrir à ce titre, aux esprits de la nature. Il fallait constamment œuvrer pour maintenir l’équilibre et s’inspirer en cela du monde sauvage. Les bêtes gravement malades et infirmes mourraient très vite, ainsi devait-ils en être des humains. Loeiza à l’âge de cinq ans connaissait de nombreux mythes et jouait déjà remarquablement de la flûte. Le conseil du village s’était réuni et avait fini par s’accorder sur le fait que son talent compensait son handicap. Elle valait la peine qu’on la laisse grandir. Mais l’enfant qu’elle était également consciente de ce qu’elle devait se maintenir à niveau, sous peine de connaître un jour un tragique accident en forêt. Ce n’était que lorsqu’elle était devenue barde à part entière de Didean et avait pris la succession de son mentor qu’elle avait commencé à se sentir en sécurité. Malgré cela le demorthèn Scaìl s’était opposé à ce qu’elle mariât, au prétexte que le fruit de ses entrailles fût immanquablement affligé de multiples tares et qu’on ne pouvait infliger à aucun homme de n’être père que d’avortons qui ne pourraient vivre… Elle avait malgré tout fini par trouver un compagnon, qui était tantôt bûcheron, chasseur ou charpentier. L’homme était veuf , donc libre de ses unions, et passait plus de temps dans les bois que chez lui, mais Loeiza s’en accommoda, en parti pour le plaisir de la revanche que cela représentait pour elle. En partie parce qu’elle avait désormais un véritable foyer.

Ethne connaissait toute l’histoire.

Tout le monde savait tout de chacun.

« Tu ne devrais pas trop tarder. Non que je m’inquiète de ce que ce grincheux de Scaìl ait son repas, mais il risque de neiger, il vaudrait mieux que tu sois revenue à ce moment-là. »

Répondant seulement par un sourire, Ethne partit chez elle, au domicile qu’elle partageait avec son père et sa fratrie non mariée. Sa future maison serait bâtie à l’occasion de son mariage, par tout le village réuni, célébrant et accueillant le nouveau couple dans la communauté et lui souhaitant d’avoir de nombreux enfants. Sa maison actuelle allait nécessiter des travaux à la belle saison. Le jour était terne et gris, mais en contraste avec l’intérieur, il paraissait d’une vive clarté.

L’ensemble était typique, bâti selon un plan rectangulaire. L’entrée était un peu en retrait par rapport aux bords du toit pentu couvert de chaume, de sorte qu’il était possible de s’abriter des intempéries sous cette espèce de porche. Elle ouvrit et referma très vite pour que la chaleur ne se répande pas au dehors. Dans la petite entrée elle ôta ses bottes pour ne pas ramener de boue à l’intérieur. La première chose qui frappait, en même temps que la pénombre, était l’odeur de fumée. Ethne se dirigea au jugé vers le foyer qui n’était animé que doucement et éclairait d’une lumière jaune-orangé tout ce qui lui faisait face, tandis que le reste paraissait noir, et parfois l’était du fait de l’accumulation de suie dans les intérieurs. Elle avançait sans bruit sur le parquet qui les isolait du froid du sol gelé, passant à côté de l’échelle qui lui permettait la nuit de grimper jusqu’à la soupente minuscule qui lui servait d’espace personnel.

« Tout est prêt. » dit son jeune frère Gevren jaillissant d’un recoin près de la cuisine. Dernier-né, il s’était beaucoup impliqué dans l’entretien de la maison depuis la mort de leur mère et il était devenu le préféré de leur père. Ethne l’acceptait. Comment ne pas aimer cet adolescent dévoué, endurant et sensible ?

Prenant le sac bien rempli, elle eut un signe de tête appréciateur à l’égard de Gevren mais se contenta de quelques mots sans grand rapport : « Je récupère mes armes et j’y vais. Cilian a repris la garde, il vous dira quand notre père reviendra. » Pendant qu’elle parlait, elle ajustait son carquois, son arc, et le paquet, s’assura que le manteau était correctement fermé, que rien ne risquait de s’accrocher et la gêner pendant l’ascension. Elle s’aiderait de sa lance au besoin comme bâton de marche et avait toujours une dague à la ceinture. Cette habitude n’était pas spécifique au village de Didean : en dehors de quelques personnes qui ont eu la chance de grandir dans un milieu privilégié, tout le monde fait de même. Enfin, elle remit ses bottes, ajusta soigneusement les sangles pour qu’elles tiennent bien aux pieds et que la neige ne puisse s’infiltrer dans ses vêtements.

Difficile d’estimer l’heure avec le ciel couvert, mais elle avait l’impression de s’être déjà trop attardée, avec Cilian puis Loeiza, et elle se dépêcha de rejoindra la lourde porte en bois qui fermait l’accès au village. En cette saison elle restait fermée le plus clair du temps. Des palissades de bois seules n’auraient pas suffi pour défendre la communauté contre les menaces qui pouvaient s’abattre sur elle. En dépit de la charge de travail considérable que cela représentait pour une population si réduite, une base de mur de pierres de deux mètres de haut avait été édifiée, et par-dessus se trouvait un chemin de ronde protégé par des palissades en bois. Le portail était couvert par une construction couverte d’où on dominait l’entrée. La vue était moins bonne que sur la tour de guet, mais on y était mieux protégé du froid.

Ne perdant pas plus de temps à discuter avec ceux qui étaient chargés de surveiller l’entrée, et s’élança au-dehors d’une vive foulée sur la neige immaculée et crissante.

Le village avait été édifié sur un site facile à défendre, à deux pas d’une rivière poissonneuse qui était alimentée par plusieurs ruisseaux, traversait le val, alimentait un lac aux abords marécageux, tandis que l’eau disparaissait sous terre pour rejaillir peut-être ailleurs, dans la Forêt des soupirs, bien plus loin. Il n’y avait pratiquement pas de chemins ou de ponts dans les environs. On traversait les cours d’eau aux gués, en essayant de ne pas tomber dans l’eau froide.

Ethne se laissait presque glisser le long d’une petite pente qui la menait à un passage aménagé. De gros rochers avaient été taillés pour avoir un sommet aplani et avaient été ajustés approximativement de façon à pouvoir passer de l’un à l’autre. Quelques planches sommairement travaillées avaient été posées dessus et tenues ensemble par des cordes. Le tout était accroché à des piquets plantés de part et d’autres. Les intempéries étaient si réguliers, entre les pluies, la neige, les crues, que personne au village ne tenait à se donner trop de mal pour un ouvrage en bois qui ne durerait que quelques mois. On avait pourtant jugé bon d’essayer de mettre à profit les pierres du gué, mais cela n’avait pas convaincu les habitants d’aller plus loin dans leurs efforts.

C’est pourquoi Ethne se retrouvait aujourd’hui à examiner l’état du pont du gué, couvert de neige, et s’interrogeant sur sa solidité. Il était prévu pour tenir en principe jusqu’aux crues printanières, mais l’hiver avait été long déjà et le matériau peu soigné pouvait être prématurément usé. Elle prit le temps de bien repérer depuis la rive les rochers en soutien, qu’elle ne pourrait voir en étant sur les planches. Son idée était de franchir la distance par de grandes enjambées, comme si elle passait le gué sur les pierres, sans tenir compte du pont. Ce n’était pas difficile, et elle connaissait bien les lieux. Toute son enfance cependant on n’avait cessé de lui dire que les imprudents ne vivent pas vieux et qu’ils méritent leur sort. La prudence et le respect du savoir issu de la tradition étaient si étroitement associés au bon sens qu’ils en devenaient des synonymes de l’intelligence.

Ayant franchi le premier obstacle, Ethne prit un peu d’élan pour prendre un raccourci, grimper une bute et contempler le chemin qu’il restait à parcourir. Elle allait s’engager sous les frondaisons uniformément blanches. Si elle avançait sans se retourner, elle pouvait croire qu’elle était loin de toute présence humaine. Les derniers champs et prés étaient dissimulés par l’épais couvert blanc, de sorte qu’ils pouvaient évoquer des prairies sauvages où cerfs, caernides, aurochs et calyres paissaient librement.

Cette saison était difficile pour les humains comme pour les bêtes. Les plus faibles mouraient. Ceux qui survivaient étaient les meilleurs dans leur nature : des loups en meute, des hardes de puissants sangliers, de subtils lynx, de rusés renards et de discrets lapins. Pour trouver sa place dans le monde, il fallait savoir s’inspirer d’eux. Le demorthèn Scaìl ne cessait de le dire, c’était un de ses discours favoris.

Soufflant et reniflant avant d’essuyer la goutte qui perlait au bout de son nez, Ethne poursuivait résolument son ascension, tâchant de faire abstraction du poids de son paquetage. Stoïque, elle restait concentrée sur le chemin. Même en le connaissant bien, elle aurait tôt fait de trébucher sur une branche tombée avant les chutes de neige, ou bien de croire que le sentier était plus large ou commode qu’il n’était. Cela ne l’empêchait pas de tenter de prendre les raccourcis, en dégageant des racines noueuses qu’elle connaissait pour être faciles à escalader, offrant de nombreuses prises et lui épargnant un détour trop long pour son humeur du jour. Son pantalon était devenu humide aux genoux à force, et elle avait dû caler sa lance dans le dos, en l’accrochant de manière à ce qu’elle ne bouge pas trop.

Vraiment Scaìl, tout guide spirituel qu’il fût, aurait pu s’installer ailleurs, il était inutile d’habiter si près de la grotte sacrée du grand esprit du val ! Nourrissant des pensées blasphématrices, Ethne se demandait même si le vieux demorthèn était vraiment d’une compagnie agréable pour un être spirituel. Même eux devaient se rendre compte qu’il n’était pas drôle, pour ne pas dire qu’il était un mystique plutôt grincheux capable de violentes sautes d’humeur.

Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 10

Voilà le dernier épisode de notre aventure ! Steren va-t-elle survivre ??! L'histoire débutée un vendredi 13 se termine un 14 février ... la boucle est bouclée !

Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Vous pouvez retrouver les épisodes précédents :

Dans l'épisode précédent ...:

Pourquoi le plancher ne craquait-il pas ? J’avais placé tant d’espoirs dans ce bois censément pourri, et voilà qu’il soutenait un homme en armure lourde. J’étais désespérée et révoltée contre le hasard cruel qui aidait ce monstre. Je l’entendais qui prenait l’échelle que j’avais empruntée. Elle avait fini par glisser à terre, il la ramassa et la cala. Il commençait à grimper, de tout son poids. Le bois grinça, mais tint bon.

*
* *

Une Raison d'agir - épisode 10


Je secouai la tête. Que pouvais-je faire ? Je n’avais cessé de reculer ! Qu’aurait-fait Cethern ? Pour moi, il avait toujours été un battant, quelqu’un qui n’abandonnait jamais face à l’adversité, quitte à agir avec témérité. Je sentais confusément que, s'il parvenait à m'inspirer cette qualité, rien que cette nuit, cette leçon me servirait durant toute mon existence. Si j’arrivais à apprendre cela de lui, notre bref mariage aurait déjà eu un sens. Neuf mois, le temps d’une gestation, le temps de devenir moi-même, plus entière.

Jambes tremblantes, je me relevai et avançai à petit pas tandis qu’il montait. Il était presque là. J’arrivai au haut de son échelle, et m’assis tant bien que mal sur la poutre pour pouvoir pousser de mes deux bras, en appuyant aussi mes jambes sur le bois. Je risquais de tomber à mon tour si j’arrivais à faire basculer l’échelle, mais je n’avais pas le temps d’y penser. Pour moi, c’était un exploit.

Soudain, l’échelle se décolla de la poutre. Je devinai le mouvement du monstre pour tenter de m’agripper pour m’entraîner avec lui, mais je fus plus vive cette fois et poussai plus fort. D’abord tout alla très lentement, dans une succession de nombreux grincements… Et cela s’accéléra, pour devenir un fracas, un cri. Le plancher céda enfin sous l’impact, et il tomba. Une chute d’une quinzaine de mètres, accompagnée de débris. Tout s’arrêta dans un ultime craquement sinistre, tout en bas.

Me rattrapant de justesse à ma poutre, je glissai, ne me tenant plus que du bout des doigts ! Allais-je connaître le même sort que mon ennemi juste après l’avoir défait ? Je serrai ma prise, et pris une inspiration. Que faire ? Me lâcher le plus souplement possible trois mètres plus bas, sur le plancher intact de mon étage, et espérer ? Dans un dernier sursaut, je décidai de me balancer en direction du mur avant de lâcher prise, le sol devait être plus solide sur les bords, pensai-je. Je lâchai, les mains endolories et blessées par quelques échardes, et tombai durement sur le sol. L'impact fut brutal, mais moins douloureux que ce que j'imaginais. Je me relevai en me cognant au mur. J'étais choquée, couverte d'ecchymoses et de griffures, mais j’étais hors de danger.

Je m’assis sur les marches de pierre de l’escalier en colimaçon, cherchant mon souffle, essuyant les larmes qui noyaient mes yeux. Je savais que j’étais sous le choc, c’était juste nerveux. J’étais soulagée.

« Tu as toujours été plus intelligente que moi. »

Cethern ? Son fantôme ?

« Je ne veux pas rester, je ne veux pas devenir ce qu’il est devenu. »

L’horreur m’étreignit. Je compris que j’avais tué mon époux, et le fait que son âme ne se soit pas trouvée dans son corps me parut n'être qu’une excuse bien faible…

« L’armure. Tu n’aurais jamais pu m’aider sans la détruire, et elle est indestructible. Entièrement en tugarch’. Personne ne doit jamais l’avoir. »

S’il disait vrai, l’armure à elle seule pouvait valoir autant que son trésor. J’étais pourtant d’accord avec lui, cette chose devait être mise hors d’état de nuire. J’avais besoin de comprendre pour me sentir moins mal, pour que le cauchemar de cette nuit ne frappe plus jamais, pour mettre un terme aux horreurs de la nuit.

Quelque part, j’avais trouvé ma raison d’agir.



Le lendemain, dès l’aube, j’étais allée trouver le cadavre de l’intrus. Le corps de Cethern était brisé et l’armure semblait moins vivace. Ce fut une épreuve de libérer la dépouille de cette protection qui était devenue une prison. Mon idée était de partir, de charger le métal dans des sacs de toile, et de les jeter au fond du gouffre le plus désolé qui soit. Résolue, je tirai de mon mieux la dépouille de Cethern à l’extérieur, dans la cour du château.

Les vautours étaient là.

Plus d’une dizaine, je n’avais jamais vu cela. J’eus la curieuse impression qu’ils éprouvaient de la compassion pour moi. Je me reculai et rentrai. Ils s’abattirent sur le cadavre, une nuée de plumes fauves. Au bout de quelques heures, il ne restait plus que des os. Les contemplant avec une sorte de fascination morbide, il me semblait que cela était bien. Il fallait accepter la mort et la purification des défunts.

Respectueusement, je ramassai les ossements de mon époux pour les ramener à sa famille en y joignant mes nattes tranchées.

*
* *

FIN

Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 9

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Vous pouvez retrouver les épisodes précédents :

Dans l'épisode précédent ...:

Ma tête fut tirée brutalement en arrière par l’étranger qui prenait mes nattes pour des rênes, et j’écarquillai les yeux de surprise. Une main invisible écrivait à l’envers sur le miroir. Était-ce la réalité ou une création de mon esprit qui cherchait désespérément à échapper à la fin sordide qui m’attendait ?

« Bats-toi. Tue-le. »


*
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Une Raison d'agir - épisode9



Un fantôme ? J’avais passé l’hiver ici, il n’y avait aucune hantise aux Hauts-Vents ! Comment ? Qui ?

« Nomme-moi ! »

Mais nommer qui ?

Soudain je compris : le corps n’était plus celui de Cethern, il l’avait perdu au profit d’un esprit maléfique, mais il restait quelque chose de lui qui était devenu un fantôme ancré à ses propres os, prisonnier d’une chair qu’il ne pouvait plus habiter. Comment ? L’armure ? Cette chose trop vivante qui semblait presque dotée d’une volonté de jouissance et d’intensité extrême de vivre ? Un objet de pouvoir ? J’avais lu des livres à ce sujet, mais je ne croyais pas avoir un jour l’occasion d’en approcher un !

« Cethern ! Cethern ! Cethern Mac Emmanon ! »

Je criais aussi fort que je pouvais, d’une voix suraiguë, à me faire mal. Je distinguai un mouvement confus dans la glace, et devinai une silhouette vaguement lumineuse dans son reflet. Je n'eus guère le temps de m'attarder sur cette vision, car déjà je saisissais le chandelier pour en frapper l’abomination. Les bougies s’éteignirent, j’entendis des coups, des chutes d’objets, mais je n’attendis pas de savoir ce qui se passait pour courir hors de la pièce.

Encore choquée, je ne sentais ni le sang qui coulait de mes blessures, ni le froid de la nuit. Je tenais tout juste debout. J’étais tellement déstabilisée qu’il me semblait être sur un bateau qui tanguait en pleine tempête. Le couloir que je connaissais si bien, une simple ligne droite d’une quinzaine de mètres éclairée sporadiquement par la foudre, me paraissait être un tunnel sans fin. Derrière moi j’entendais les hurlements de damnés en lutte, des fauves qui s’entre-déchiraient. À peine arrivais-je au bout du couloir que j’entendis le pas lourd de mon ennemi.

« Ton plan, c’était une bonne idée. »

Il me semblait entendre Cethern, mais je n'étais sûre de rien. Pas le temps de tergiverser, je devais me souvenir de la disposition des lieux. Il faisait sombre, une obscurité presque complète. Les bâches sur les toits empêchaient la pluie d’arriver jusqu’ici malgré les larges pans de plancher qui avaient été ôtés. Il me fallait monter à l’étage supérieur, et de là accéder aux combles par le jeu des échelles. À chaque pas dans le noir, j’avais l’impression qu’on m’encourageait, mais j’étais trop concentrée pour y prêter attention. Je savais que l’autre arrivait, il me suivait, pestait… Il avait compris que le sol était plein de vides, il avait décidé de monter par les escaliers en colimaçon pour me cueillir plus haut. Je me précipitai, gravis les échelles… Deuxième étage… Troisième étage, vite ! Il était déjà là ! Je manquai un barreau, me rattrapai, sentis que l’échelle glissait. Enfin je parvins à atteindre les poutres que je visais, celles qui permettaient de travailler sur le toit. J’étais assise en équilibre précaire sur le bois. Je ne voyais presque rien, il fallait que je me concentre pour ne pas chuter… Il arrivait, il était déjà là, en-dessous de moi. Furieux, il me disait qu’il me briserait, qu’il m’éventrerait et me violerait par mes plaies jusqu’à ce que j’en crève.

Pourquoi le plancher ne craquait-il pas ? J’avais placé tant d’espoirs dans ce bois censément pourri, et voilà qu’il soutenait un homme en armure lourde. J’étais désespérée et révoltée contre le hasard cruel qui aidait ce monstre. Je l’entendais qui prenait l’échelle que j’avais empruntée. Elle avait fini par glisser à terre, il la ramassa et la cala. Il commençait à grimper, de tout son poids. Le bois grinça, mais tint bon.

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Rendez-vous vendredi prochain à 21 heures !

Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 8

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Vous pouvez retrouver les épisodes précédents :

Dans l'épisode précédent ...:

Je me retournai pour prendre appui et élan, mais ce que je vis m’arracha un cri. Je crus voir son visage se déformer et prendre la forme d’un masque grimaçant, noirâtre. Mon coup perdit le peu de force qu’il avait. J’étais paralysée par la peur. Une partie de moi me suppliait de reprendre le dessus sous peine de mourir, mais c’était plus fort que moi, je n’arrivais pas à bouger. Tandis qu’il me tirait à lui, j’avais l’impression d’être une mouche immobilisée par une araignée qui s’apprêtait à la dévorer vivante.


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Une Raison d'agir - épisode 8



« Ma chambre est là. »

Je m’entendis dire ces paroles, j’ignore même pourquoi. C’était une tentative pathétique pour le calmer alors qu’il semblait sur le point de déchaîner toute sa violence sur moi, et qu’il devait savoir que je voulais lui échapper.

« C’est bien, allons-y. »

Encore une fois cette impression d’absurde me revint et je ne savais plus si je devais avoir peur des coups ou de devenir folle. Il faisait très sombre. J’ouvris la porte, mais il me tenait fermement un bras.

« Je vais allumer la lumière. »

Il acquiesça, sans me lâcher. J’allai tout droit, laissant mon armoire et mon lit à ma droite, pour me diriger vers une coiffeuse munie de tiroirs sur laquelle se trouvait un chandelier. La clarté de la bougie me permit de voir le visage de Cethern dans la glace devant moi. Je ne pouvais m’empêcher à ce moment d’avoir l’espoir fou que je me trompais, que c’était une sorte de plaisanterie cruelle, qu’il allait redevenir lui-même. Je le souhaitais tout autant que je n’y croyais pas, et j’étais proche de désespérer. Cet ennemi qui avait surgi chez moi par cette nuit d’orage pouvait m’infliger les pires sévices : il était bien plus fort, il avait une armure presque organique, et j’étais seule. Les larmes me montèrent aux yeux. J’hésitais à me résoudre à mon sort.

Le visage de Cethern dans le miroir… Les mains gantées de métal, il m’enlaçait en me plaquant contre le meuble, il me griffait bien plus qu’il ne me caressait et arrachait des pans de tissu de ma robe. Contempler son reflet qui me serrait et me lacérait, parfois jusqu’au sang, lui arrachait des rires d’une joie mauvaise. Comment tolérer cela, même d’un faux Cethern ? Certes, nous nous étions mariés sur un malentendu, mais il restait pour moi comme un frère. Allais-je supporter qu’un monstre utilise son visage comme un masque, le souille et m’inflige cela, à moi ?

Non ! J’étais encore vivante, je serrai les dents et ne criai pas. Le monstre haletait tant que de la buée commençait à couvrir le miroir.

« Laisse-toi faire. »

Apparemment j’avais dû me crisper, le gêner, je ne sais pas. Il me mordait le cou et l’épaule, s’excitait, mais comme je l’avais présupposé, son armure ne lui permettait pas d'en venir facilement aux fins qu’il escomptait. C’était stupide, ça l’énervait, il devait au moins défaire la solide coquille qui le protégeait des mauvais coups sur les parties sensibles de son anatomie. Le problème était d’y parvenir d’une seule main, en portant un gant d’armure. Il n’était que force brute et pulsion, il ne réfléchissait pas beaucoup. Soudain, je pris conscience de ce que j’estimais être de la stupidité. Ce fut comme une révélation. Cet être qui m’avait terrifiée était primaire, sans subtilité, et j’avais été bien sotte de ne pas m’en rendre compte plus tôt et de ne pas en avoir tiré parti d’une manière ou d’une autre.

Il me prit par mes nattes pour me coucher sur la coiffeuse d’une main et relever ma jupe. Je ne touchais plus le sol, j’étais presque le nez contre la glace désormais totalement couverte de buée. Je sentais qu’il n’en pouvait plus de se coller contre moi, il griffait mes cuisses, m’écrasait péniblement entre lui et le bois. Mais il luttait toujours avec sa coquille, et les griffes de ses gants de métal se retournaient contre lui.

Ma tête fut tirée brutalement en arrière par l’étranger qui prenait mes nattes pour des rênes, et j’écarquillai les yeux de surprise. Une main invisible écrivait à l’envers sur le miroir. Était-ce la réalité ou une création de mon esprit qui cherchait désespérément à échapper à la fin sordide qui m’attendait ?

« Bats-toi. Tue-le. »

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Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 7

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Vous pouvez retrouver les épisodes précédents :

Dans l'épisode précédent ...:

Du coin des yeux je voyais qu’il avait fini de manger. Il avait encore bu du vin et s’était tourné vers moi. Je comprenais plus ou moins qu’il était question de me violer pour son dessert. Pourquoi le voyais-je comme un viol ? De mon point de vue, nous avions un mariage de raison… Mais quand je le voyais dans cette armure qui avait dû être portée jusqu’à la fin de Gwaird par un de ses héros mort dans des circonstances abominables, avec un ton presque métallique d’automate de chair, tout mon être se révulsait. La seule perspective d’un contact intime avec une chose animée aussi roide et rude me donnait une sorte de nausée glacée.


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Une Raison d'agir - épisode 7

La seule chose qui m’évitait de sombrer dans la panique était une pensée stupide : comment comptait-il s’y prendre sans ôter son armure ? Elle paraissait presque collée à sa peau, comme une carapace d’insecte. J’essayais d'analyser cette protection sans le regarder avec trop d’insistance, pour ne pas provoquer quelque chose qui précipiterait ma fin. Je ne voyais aucun défaut. Même les articulations étaient agrémentées d’une sorte de cuir ou de toile cirée qui se pliait et se dépliait au gré des mouvements, tout en paraissait très solide. Il n’y aurait qu’un épéiste talentueux pour trouver là un point où frapper. Moi, avec mes poings ou une dague, je perdrais mon temps.

« Où est ta chambre ? »

La menace se précisait. Je déglutis difficilement sous le choc. Quelles alternatives avais-je ? Fuir dans le château et me cacher ? Courir dans ma chambre, m’y enfermer ? Dans les deux cas il pouvait me rattraper et j’imaginais que sa violence à mon égard serait bien pire. Devais-je me soumettre ? Des milliers de femmes s’y résolvent bien pour des motifs d’intérêt politique ou par manque d’argent…

« Conduis-moi. »

Il aurait dû savoir. Ses questions indiquaient qu’il n’était pas Cethern, même pas un Cethern perverti, mais bien quelqu’un qui avait son visage et ne connaissait que des bribes de sa vie. Cela signifiait qu’il ne connaissait pas le château. Peut-être que cela me donnait une chance ? Je devais au moins pouvoir le distancer, et peut-être fuir ensuite avec son cheval. Cela valait la peine d’essayer ! Je me levai et allai dans le couloir en marchant, avant de me mettre soudainement à courir comme jamais vers le fond, pour atteindre l’escalier en colimaçon menant à l’étage. De là les pièces, en état ou non, parfois reliées par des échelles pour monter jusqu’aux combles, m’offraient une réelle opportunité. Malgré sa rapidité dans cette armure monstrueuse, il devait peser au moins trois fois mon poids. Le sol pouvait craquer… J'avais une idée, et elle me donnait de l’espoir. Je savais où aller, où trouver mon salut.

Je n’avais que peu d’avance, il était vif. Je gravis les marches aussi vite que possible, relevant amplement ma robe pour ne pas trébucher. Il ne perdait pas son temps à me couvrir d’insultes, il me suivait, de près, je le devinais. La terreur m’étreignait, il me semblait que cet escalier ne finirait jamais. Enfin, l’étage ! Je crus être presque tirée d’affaire, mais il s’était jeté à terre pour m’attraper à la cheville. Il tira sèchement. Je fus emportée par mon élan vers l’avant, et je m’écrasai douloureusement sur le parquet rugueux du couloir. J’avais le souffle coupé et je savais qu’il fallait que je trouve rapidement une solution… Il me parut judicieux d’essayer de lui casser le nez, d’un coup de talon de ma jambe libre. Je me retournai pour prendre appui et élan, mais ce que je vis m’arracha un cri. Je crus voir son visage se déformer et prendre la forme d’un masque grimaçant, noirâtre. Mon coup perdit le peu de force qu’il avait. J’étais paralysée par la peur. Une partie de moi me suppliait de reprendre le dessus sous peine de mourir, mais c’était plus fort que moi, je n’arrivais pas à bouger. Tandis qu’il me tirait à lui, j’avais l’impression d’être une mouche immobilisée par une araignée qui s’apprêtait à la dévorer vivante.
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Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 6

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Vous pouvez retrouver les épisodes précédents :

Dans l'épisode précédent ...:

Je gardais la tête basse à examiner les pièces et les bijoux tandis qu’il mangeait et buvait à côté de moi. Il me paraissait immense, cette armure lui donnait l’air d’un géant alors même qu’il se déplaçait presque normalement avec elle.

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Une Raison d'agir - épisode 6


« Tu as trouvé ce trésor et ton armure au même endroit ?

- En effet.

- Où était-ce ?

- Dans les Mòr Roimh, en Gwidre, près du Pic Ordachaï, dans l’antique cité de Gwaird.

- Gwaird ? Cette ville troglodyte qui se serait coupée du monde durant l’Aergewin en fermant ses portes et où tous seraient morts de faim ?

- Beaucoup périrent du fait de feondas qui jaillirent des profondeurs des mines. La faim n’emporta que ceux qui s’enfermèrent à l’intérieur du dernier bastion.

- Tu y es allé seul ?

- Non.

- Tes compagnons ont donc aussi un trésor comme celui-ci ?

- Non.

- Ils n’ont pas voulu leur part ?

- Ils sont morts. »

Voilà ce qui arrive quand on pose trop de questions : on apprend des vérités qu’on préférerait parfois ignorer. À ce moment je ne voulais pas savoir si Cethern les avait tués pour garder l’intégralité du trésor. J’appréhendais de découvrir comment il connaissait les détails de la chute de Gwaird. Jamais le Cethern que j’avais connu n’aurait pu retrouver une ancienne cité tout seul. Il avait dû s’appuyer sur l’aide d’experts. Cela ne s’improvisait pas. Ils avaient dû longuement explorer la région et les sous-sols. Ils étaient tous morts.

J’étais partagée entre l’effroi et une pensée froide qui continuait d’analyser et de juxtaposer les éléments. Je me tenais près du feu, aux pieds de mon époux qui portait cette armure de l’ancien temps et dînait tout naturellement tandis qu’il pleuvait toujours dehors. Calmement et en silence, je m’efforçais de peser ce qui était en ma faveur et ce qui me desservait. La situation n’était pas bonne.

« Depuis combien de temps sommes-nous mariés ?

- Cela remonte à la fin de l’été dernier, et nous sommes à présent au début du printemps, même s’il tarde à venir en ces régions…

- Presque un an. Et j’ai abandonné ma jolie mariée seule ici…

- Tu voulais restaurer ce château pour que nous puissions y vivre décemment.

- Le temps a dû te paraître bien long à dormir seule. Heureusement que je suis revenu. »

Du coin des yeux je voyais qu’il avait fini de manger. Il avait encore bu du vin et s’était tourné vers moi. Je comprenais plus ou moins qu’il était question de me violer pour son dessert. Pourquoi le voyais-je comme un viol ? De mon point de vue, nous avions un mariage de raison… Mais quand je le voyais dans cette armure qui avait dû être portée jusqu’à la fin de Gwaird par un de ses héros mort dans des circonstances abominables, avec un ton presque métallique d’automate de chair, tout mon être se révulsait. La seule perspective d’un contact intime avec une chose animée aussi roide et rude me donnait une sorte de nausée glacée.

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Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 5

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Vous pouvez retrouver les épisodes précédents :

Dans l'épisode précédent ...:

Ce fut alors qu’on frappa à la porte. Ce n’était jamais arrivé, j’en restai stupéfaite. On insista. L’orage roulait, assourdissant. Qui ? Un villageois ? Pourquoi si tard ? Un varigal surpris par le mauvais temps ? Alors que je me résolus enfin à aller voir, mon visiteur commença à secouer la poignée de la porte qui fermait mal, comme tout le reste, et l’ouvrit d’un coup. Je vis une silhouette massive, noire, se découper dans la brève lueur des éclairs tandis que la pluie s’était mise à tomber à verse.

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Une Raison d'agir - épisode 5

Il entra d’un pas lourd, avec une armure ancienne dont je m’étonnais même qu’il pût la porter, et ôta son casque.

Cethern ? C’était bien son visage, ses traits, mais son expression était dure et comme absente. Je crus un instant me tromper, qu’il s’agissait d’un inconnu tant il paraissait fatigué et songeur. Quel guerrier porterait un tel équipement ici, dans une région si isolée que même les brigands la désertaient ?

À présent qu’il s’approchait de la lumière du feu, je devinais des motifs sur l’armure qui étaient proches de certaines gravures que j’avais vues autrefois dans un livre. Je ne me rappelais pas exactement de quoi il s’agissait, mais j’en conçus un profond malaise. Quelque chose en moi me disait de fuir sur le champ la noirceur que je pressentais. Pourtant, c’était Cethern, même si peu avant je songeais à le quitter en abandonnant ce foyer en ruine… J’étais perdue, et comme souvent, j’avais du mal à chercher mes pensées et mes mots en même temps. Soudain, je sursautai à sa question :

« Eh bien femme, est-ce ainsi que tu accueilles ton époux ?

- Pardon. Souhaites-tu dîner ?

- Pourquoi pas.

- Je te prépare tout. Peut-être veux-tu que je t’aide à ôter ton armure ?

- Non.

- As-tu fais bon voyage ? Tu cherchais des fonds pour restaurer les Hauts-Vents ?

- J’ai ce qu’il faut.

- Vraiment ?

- Tu en doutes ? Attends. »

Ma voix était bien peu assurée et je m’inquiétais de chaque détail. Qui refuserait d’ôter une armure aussi monstrueuse alors qu’il était trempé ? Il ressortit et revint avec un coffre métallique d’un genre et d’un revêtement que j’estimai semblables à ceux de l’armure. Le tout me paraissait d’un poids considérable. Il le déposa non loin de la cheminée, éclairé d’une clarté rougeâtre et agitée, presque vivante.

« Ouvre. » Je m’exécutai. Le mécanisme était usé par les années et grippé, je dus forcer un peu… Et découvris brutalement l’éclat de richesses à la mesure des plus folles espérances de Cethern. Or, pièces, pierreries et joyaux d’ambre et d’émeraude ! Avec une telle somme, les Hauts-Vents pourraient non seulement être restaurés, mais devenir une demeure riche et agréable. J’étais partagée entre l’éblouissement et une sourde inquiétude qui ne me quittait plus. Je n’arrivais pas à regarder Cethern dans les yeux. Il y avait quelque chose dans son expression qui me mettait très mal à l’aise, comme s’il m’évaluait et se moquait. Je gardais la tête basse à examiner les pièces et les bijoux tandis qu’il mangeait et buvait à côté de moi. Il me paraissait immense, cette armure lui donnait l’air d’un géant alors même qu’il se déplaçait presque normalement avec elle.

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Rendez-vous vendredi prochain à 21 heures !

Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 4

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Dans l'épisode précédent ...:

Les semaines se déroulèrent dans l’ennui et le silence. L’hiver vint, et la neige me parut une prison blanche, une vision de mort, morne et désespérante. Je me sentais prise au piège, presque emmurée, enterrée vivante. Dans cette prison où seule ma docilité m’avait enfermée, je passais de longues heures à étudier mes quelques livres. Sans la moindre distraction autre que le vol de mon ami le vautour qui planait souvent au-dessus des Hauts-Vents, j’avais le temps de chercher à résoudre les énigmes du langage occulte que je découvrais et apprenais péniblement. Les mystères de ce monde libéraient mon esprit. Chercher à comprendre l’étrange occupait mes pensées et m’évitait de trop m’apitoyer sur mon sort.

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Une Raison d'agir - épisode 4


Passé le solstice, les jours rallongèrent, et un varigal m’apporta la troisième lettre de Cethern. Il restait évasif sur ce qu’il avait entrepris mais semblait confiant, cela ne durerait plus très longtemps.

À la fin de l’hiver, la neige fondit sans que le début du printemps me parût apporter le moindre espoir de renouveau et de bonheur. Il me semblait que nous étions de nouveau en automne.



L’horizon était chargé de nuages noirs et le vent froid soufflait avec force, s’insinuant partout, sinistre messager sifflant. Dans la cuisine qui était devenue pratiquement tout mon univers, j’avais placé un vieux tapis enroulé contre le bas de la porte et j’avais cloué tant bien que mal un bout de toile cirée à la place d’un carreau brisé. Ce n’était pas la première tempête que j’affrontais dans ces montagnes. Le manoir des Hauts-Vents portait bien son nom.

Ce soir là, je m’interrogeais encore sur ce que je devais faire. Trop longtemps j’avais pris l’habitude d’obéir docilement sans poser de question et en faisant confiance à d’autres pour choisir ce qui était le mieux pour moi. Cependant il était patent que je ne pouvais plus continuer comme cela. Je n’allais plus rester ici abandonnée à me morfondre et mourir d’ennui. Même si je n’avais rien, je pouvais toujours marcher jusqu’à la capitale et trouver n’importe quel emploi de lettrée, scribe, copiste ou enseignante. Tout valait mieux que de me perdre là.

Le tonnerre roulait, assourdissant. Je restais près de mon feu à attendre en rêvant devant les flammes qui dansaient et crépitaient. Cette chaleur joyeuse et rougeoyante était toujours un réconfort durant les longues nuits. Au pire de l’hiver j’avais fini par dormir ici, à même le sol, blottie dans mes couvertures, me faisant l’effet d’une mendiante. Demain… Demain je ferais mes bagages. La perspective de traverser ces régions seule ne me mettait pas à l’aise, mais j’étais prise au piège, et plus j’attendais, plus il me serait difficile d’agir. Ce fut alors qu’on frappa à la porte. Ce n’était jamais arrivé, j’en restai stupéfaite. On insista. L’orage roulait, assourdissant. Qui ? Un villageois ? Pourquoi si tard ? Un varigal surpris par le mauvais temps ? Alors que je me résolus enfin à aller voir, mon visiteur commença à secouer la poignée de la porte qui fermait mal, comme tout le reste, et l’ouvrit d’un coup. Je vis une silhouette massive, noire, se découper dans la brève lueur des éclairs tandis que la pluie s’était mise à tomber à verse.


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Rendez-vous vendredi prochain à 21 heures !

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Les vendredis de l'angoisse - Une Raison d'agir - EP 3

Pendant tout l'hiver, quoi de mieux que le feuilleton d'une petite nouvelle horrifique pour animer vos soirées auprès du feu ?

Chaque vendredi, à 21 heures, nous vous proposerons un nouvel épisode de la nouvelle "Une Raison d'agir" écrite par Iris, l'une des auteurs des Ombres d'Esteren. Cette nouvelle sera publiée dans un recueil nommé Hantises, à paraître en 2014. Vous retrouverez plus d'informations sur cette future publication ici.

Dans l'épisode précédent ...:

Je compris que j’avais commis une terrible erreur en acceptant ce mariage si commode.

Malgré toutes mes appréhensions, il me fut impossible d’infléchir la volonté de Cethern. Tout ce que je pus maladroitement exprimer n’étaient que les inquiétudes d’une petite fille qui n’avait connu qu’un château bien entretenu. Je ne savais pas reconnaître le potentiel de ces murs froids, de la charpente pourrie et du toit percé. La solitude effroyable et désespérante que je lui décrivais en lui désignant le village sinistre situé à une demi-heure à pied était très exagérée : les gens d'ici avaient seulement besoin d’un peu de temps pour s’habituer à de nouvelles figures, voilà tout.


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Une Raison d'agir - épisode 3

Descendant de cheval dans la cour qui n’était pas pavée, je tentai de voir les lieux à sa manière. Un portail, à gauche une tour branlante qui me paraissait fort dangereuse. Un court chemin de ronde menait au corps principal du château. À droite, la tour était plus petite et biscornue. Le puits était proche de l’écurie, et dans le prolongement, on arrivait à la porte de la cuisine, semi-enterrée. Le premier étage était encore en partie utilisable. En revanche, les grandes salles de réception, les chambres du seigneur, tous les lieux de prestige dominant les environs avec une vue vertigineuse, étaient réduits à l’état de ruines. Il manquait de très larges pans à la toiture. Il était encore possible d’accéder au premier et deuxième étage de cette partie par les escaliers en colimaçon latéraux. Un villageois taciturne qui nous avait accueilli et servi de guide nous mit en garde : le plancher était en très mauvais état. Si on voulait circuler sur ces niveaux, il fallait le faire en suivant les poutres maîtresses qui tenaient encore bien. Ailleurs, c’était courir le risque d’une chute mortelle. Même Cethern, d’un naturel optimiste et courageux, blêmit en entendant un craquement inquiétant sous ses pas alors qu’il s’aventurait trop loin du sentier désigné.

Cette nuit-là, Cethern ne dormit que très peu, réfléchissant avec un air soucieux que je ne lui connaissais pas. Il n’avait pas voulu connaître mon avis, arguant que c’était à lui de régler ce problème et que je n’avais aucune inquiétude à me faire, tout cela s’arrangerait très vite. Notre voyage jusqu'ici m'avait épuisée, je n’avais donc pas insisté malgré mon scepticisme et m’étais endormie vaincue par la fatigue.

Il m’arracha au sommeil avant l’aube. Alors que je cherchais encore avec peine à rassembler mes pensées, il se mit à parler avec animation. Il exultait. Il avait un plan, il savait quoi faire. Il allait partir sur le champ. En attendant je n’avais qu’à commencer les travaux les plus urgents de la toiture, j’aurais bientôt de ses nouvelles. Il trouverait de l’argent.

Je le vis s’en aller alors que l’aube pointait à peine. Je m’étais enroulée dans une couverture de laine avec l’impression de vivre un rêve. Tout cela me paraissait si étrange, absurde, vain. Mais que pouvais-je attendre de quelqu’un convaincu de pouvoir s’élever grâce à son épée ? À lui l’aventure, l’épopée, les rencontres inattendues, les découvertes et les explorations de ruines mystérieuses en quête de trésors. Moi, il me restait une ruine habitée par les vents froids qui s’insinuaient partout. D’interminables journées monotones dans un paysage de pierre, de poussière et de glace. Une solitude à la limite de l’insoutenable. Les villageois m’ignoraient, et parlaient, quand ils parlaient, avec un accent à cause duquel je ne comprenais presque rien. Ils vinrent s’occuper des travaux visant à stabiliser la dégradation du toit. Ils installèrent des échelles un peu partout, enlevant le plancher le plus dangereux, laissant de grands vides à la place. Il me semblait que les échos n’en devenaient que plus fantomatiques.



Les semaines se déroulèrent dans l’ennui et le silence. L’hiver vint, et la neige me parut une prison blanche, une vision de mort, morne et désespérante. Je me sentais prise au piège, presque emmurée, enterrée vivante. Dans cette prison où seule ma docilité m’avait enfermée, je passais de longues heures à étudier mes quelques livres. Sans la moindre distraction autre que le vol de mon ami le vautour qui planait souvent au-dessus des Hauts-Vents, j’avais le temps de chercher à résoudre les énigmes du langage occulte que je découvrais et apprenais péniblement. Les mystères de ce monde libéraient mon esprit. Chercher à comprendre l’étrange occupait mes pensées et m’évitait de trop m’apitoyer sur mon sort.



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Rendez-vous vendredi prochain à 21 heures !

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